Moins de vingt ans nous séparent du siècle dernier et pourtant il semble bien lointain au vu du chemin accompli dans le septième art coréen. Malgré son essor considérable, l’industrie coréenne du cinéma peine à s’imposer à l’échelle mondiale.
L’arrivée des personnalités invitées à la première projection de Trainto Busan a fait sensation le 18 juillet dernier au Yeongdeungpo TimesSquare de Séoul. Cette manifestation prestigieuse qui accompagnaitla sortie d’un film à gros budget donne une idée de la situation actuelledu septième art coréen.
Jusque dans les années 1980, rares étaient les films coréens qui tenaient l’affiche dans les salles obscures, car on n’y a longtemps vu que de médiocres mélodrames. Dans les années 1960, les sources d’inspiration se sont diversifiées sans rien enlever aux films de ce qui faisait leur particularité, tandis que dans les vingt années qui ont suivi, l’essor de cette industrie naissante a marqué le pas en raison de la censure et des autres restrictions des libertés inhérentes aux régimes dictatoriaux d’alors, ainsi que du succès grandissant de la télévision. À la fin de la première moitié des années 1990, le cinéma coréen allait connaître un véritable renouveau sous l’effet des bouleversements politiques et sociaux que traversait le pays. Les nouvelles tendances de l’époque étaient portées par de jeunes producteurs intelligents et audacieux grâce auxquels pouvaient s’exprimer des cinéastes pleins de talent et d’ambition. L’industrie coréenne du cinéma allait alors progresser à pas de géants sur le plan artistique aussi bien que commercial.
Un changement allait aussi s’amorcer dans le regard que l’on y portait à l’étranger jusqu’à cette époque. En 1995, un Coréen qui faisait des études de cinéma à Paris se serait même entendu demander s’il existait des films coréens. Il faut dire que très peu de gens avaient eu l’occasion d’en voir, même parmi les amateurs de cinéma étranger, hormis peut-être quelques cinéphiles avertis.
Scène de Chunhyang,d’Im Kwon-taek (2000).C’est la premièreoeuvre coréenne àavoir été présentée encompétition officielle auFestival internationaldu film de Cannes.
L’arrivée du XXIe siècle allait voir cette situation changer du tout au tout, puisque des films coréens concouraient désormais à de prestigieux festivals internationaux où il leur arrivait même de remporter les plus hautes distinctions. La génération montante des cinéastes en activité depuis la deuxième moitié des années 1990, dont Hong Sang-soo, Kim Ki-duk, Park Chan-wook et Bong Joon-ho, allait séduire nombre de spectateurs étrangers.
Une industrie en plein essor
Bien peu de pays ont été témoins d’une telle croissance dans ce secteur, puisque les ventes du box-office ont bondi de 61,69 à 217,3 millions entre 2000 et 2015, tandis que la production nationale a plus que quadruplé, le nombre de films passant de 57 à 232 par an et les salles où ils étaient projetés, de 720 à 2 424 au cours de la même période. Après s’être élevées à 1 520 milliards de wons en 2015, les recettes tirées de la vente de places de cinéma ont atteint 2 110 milliards dix ans plus tard, et encore n’est-il pas possible de remonter plus loin dans le temps faute de disposer de données chiffrées. Il va de soi que tout cela n’est rien par rapport à la Chine, puisqu’après avoir connu une prodigieuse croissance de 64,3 % en 2010, son industrie du cinéma a continué sur sa lancée au rythme annuel de 30 %. En revanche, les Chinois n’ont vu en moyenne que 0,92 film l’année passée, mais on prévoit une forte hausse de ce chiffre à l’avenir. À l’exception de celui de ce pays, c’est le cinéma coréen qui connaît à ce jour la plus forte expansion au monde.
La plus importante hausse chiffrée porte sur le nombre de films vus par le public. Tandis qu’il était en moyenne de 1,3 par habitant en 2000, il allait passer à2,95 en 2005, soit deux fois plus, puis successivement à 4,17 en 2013 et 4,22 en 2015.
Scène du film Oasis, deLee Chang-dong, (2002)qui conte une histoired’amour entre unmarginal et une femmeatteinte de paralysiecérébrale.
Dans le 98ème longmétrage d’Im Kwontaekintitulé PaintedFire (2002), Choi Minsikincarne JangSeung-eop, un grandartiste qui vécut sous leroyaume de Joseon, àla fin du XIXe siècle.
Toutes proportions gardées, ces chiffres sont considérables par rapport à celui de 4,0 enregistré aux États-Unis en 2013 ou de 3,14 en France, de 2,61 en Grande-Bretagne, de 1,59 en Allemagne et de 1,22 au Japon. Jusqu’à l’Inde, pourtant premier producteur mondial en termes quantitatifs avec 1 602 nouveaux titres pour la seule année 2013, où le nombre de films vus stagne à 1,55 par habitant.
Au vu de ce qui précède, il existe donc un véritable élan, mais qu’en est-il exactement de ses origines ? Pour l’expliquer, on peut avancer l’action entreprise par les pouvoirs publics en faveur du secteur, notamment par l’instauration de quotas rigoureusement respectés en vertu desquels toute salle de cinéma est tenue de projeter des films coréens au moins 73 jours par an. En outre, les cinéastes bénéficient du soutien de différents organismes, dont le Conseil du cinéma coréen, les comités régionaux du cinéma, les collectivités locales et les festivals internationaux. Encore une fois, la Corée se distingue par l’ampleur sans égal de ses appuis à la production nationale, exception faite de la Chine, qui impose des restrictions draconiennes sur l’importation d’œuvres.
Cette politique résolue de promotion de l’industrie coréenne permet à celle-ci de dominer la distribution en salle. En 2013, les films coréens représentaient ainsi 59,7 % des parts de marché du secteur et ils allaient continuer à l’occuper pour moitié au cours des deux années suivantes, à raison de 50,1 % en 2014 et 52,0 % en 2015. Mis à part les États-Unis et l’Inde, où la production nationale détenait respectivement 94,6 % et 94,0 % des parts de marché en 2013, la Corée figure parmi les pays dont les œuvres sont plus appréciées de sa population que celles d’origine américaine, aux côtés de la Chine, qui représente 58,6 % de parts de marché et du Japon, qui en détient 60,6 %.
Pour la même année, ces chiffres étaient tombés à 33,8 % en France et à 22,1 % en Grande-Bretagne, coproductions internationales comprises.
Ont également favorisé ce remarquable essor la suppression de la censure et l’apparition de nombreux jeunes réalisateurs débordant de talent. Dans ce contexte, l’industrie est donc passée en toute logique à l’étape suivante de son expansion. Dès lors que des seuils ont été franchis en termes de films vus par habitant et de salles disponibles, outre que les politiques de promotion sont de toute façon susceptibles de se poursuivre, les modalités d’une telle croissance sont appelées à évoluer à l’avenir.
Scène de The Face Reader (2013), de Han Jae-rim,où Kim Hye-soo joue le rôle de Yeonhong, séduisantecourtisane et physiognomoniste.
L’une des scènes cultes de The Thieves, de ChoiDong-hoon (2012), un thriller doublé d’une comédieoù dix voleurs veulent s’emparer d’un diamant.
Un panorama du cinéma coréen
Avant que le film Chunhyang d’Im Kwon-taek ne soit présenté en compétition officielle au Festival du film de Cannes de l’an 2000, pas un seul film coréen n’y avait été mis à l’honneur depuis la première édition de cette manifestation en 1946. Si une nomination pour la Palme d’or ne constituait en aucun cas la distinction suprême du septième art mondial, elle n’en marquait pas moins l’irruption d’œuvres coréennes jusque-là absentes de cette carte du cinéma mondial qu’avaient dressée au siècle dernier spécialistes et critiques des films occidentaux. En atteste leur absence totale de l’ouvrage intitulé The Oxford History of World Cinema et édité par Oxford University Press en 1966, ainsi que d’autres textes consacrés au septième art.
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Scène de The Chaser (2008), de Na Hong-jin. Cethriller a pour personnages un tueur en série, sesvictimes et l’ancien policier converti au proxénétismequi est à ses trousses. |
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Scène de Veteran (2015), de Ryoo Seung-wan,un film évoquant le personnage arrogant d’unpetit-fils de patron de conglomérat. |
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Scène de Mademoiselle (2016), ce dernier film dePark Chan-wook qui a tant fait parler de lui. |
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Scène de Jeon Woochi: The Taoist Wizard (2009),de Choi Dong-hoon, un film héroï-comique qui sedéroule sous le royaume de Joseon. |
Un changement allait s’amorcer au tournant du siècle, plus précisément lors du Festival de Cannes de l’année 2002, avec la remise du Prix du meilleur réalisateur à Im Kwon-taek en récompense de son film Painted Fire. Deux ans plus tard, c’était au tour de Park Chan-wook de se voir décerner le Grand prix pour Old Boy, tandis que le Prix du jury allait lui revenir en 2009 pour Thirst. Deux ans auparavant, Jeon Do-yeon avait quant à elle ravi le Prix de la meilleure interprétation féminine pour son rôle dans Secret Sunshine de Lee Chang-dong, lequel allait remporter le Prix du meilleur scénario pour Poetry en 2010. Lors de cette même édition, trois œuvres de Hong Sang-soo et deux de Lim Sang-soo avaient aussi été sélectionnées pour participer à la compétition principale, mais n’avaient pas été primées.
Lors de la Mostra de Venise de 2002, Lee Chang-dong a remporté le Prix spécial des réalisateurs pour son œuvre Oasis, tandis que le Prix de la révélation féminine allait à Moon So-ri. Deux ans plus tard, c’était au tour de Kim Ki-duk de se voir décerner le Prix du meilleur réalisateur pour Samaritan Girl au Festival du film de Berlin, puis pour 3-Iron à la Mostra de Venise. Enfin, son film Pietá allait être couronné de succès à la Mostra de Venise de 2012 et être récompensé par le fameux Lion d’or qui y consacre le meilleur film.
Eu égard aux réussites qui jalonnent ces dix dernières années, il est indéniable que le cinéma coréen s’est d’ores et déjà brillamment distingué à l’international pendant ces seize premières années du XXIe siècle. Pour autant, on ne saurait affirmer que la Corée occupe la place qui lui revient à l’échelle mondiale. Tous les dix ans, la revue de cinéma britannique Sight & Sound fait paraître son palmarès intitulé Les meilleurs films de tous les tempset fondé sur les résultats d’une enquête réalisée auprès de critiques de films et réalisateurs du monde entier. Aucun film coréen n’y figure dans les cent premières œuvres citées, ce qui n’a certes rien d’inattendu, mais on peut en revanche s’étonner de n’en trouver aucun parmi les six films asiatiques retenus sur cette même liste au nombre des dix meilleurs de l’année depuis 2000.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas lieu d’accorder trop d’importance à de telles listes, car elles sont appelées à évoluer à l’avenir et certaines des œuvres qui n’y sont pas citées parviendront tout de même à percer et à s’imposer ultérieurement. Il n’en demeure pas moins que le fait que la Corée n’y est pas répertoriée révèle que, pour bien des spécialistes du septième art, la production coréenne n’occupe pas une place de premier plan par ses qualités esthétiques, ce qui revient à dire que la Corée n’est pas encore parvenue à s’imposer à l’échelle internationale.
Les acteurs Song Kanghoet Kim Ok-bin jouantune scène du thrillerThirst (2009) de ParkChan-wook, où un prêtredevient vampire.
L’influence qu’exerce la production cinématographique d’une partie du monde façonne à ce point les sensibilités que le public ne sait plus voir ce qui confère son originalité à une œuvre. Dans les films de tel ou tel pays, se trouvent pourtant toujours des éléments spécifiques bien reconnaissables qui leur donnent une couleur locale et cet article s’attachera donc à rechercher ceux qui caractérisent le cinéma coréen.
À ce stade de réflexion, il convient de se demander ce que l’on entend par « cinéma coréen », car l’ comporte une certaine ambiguïté, tout comme celles de « cinéma indien » ou de « cinéma britannique », dans la mesure où elle ne permet pas de savoir si l’on se réfère strictement au pays d’origine ou à une notion plus vaste. L’influence qu’exerce la production cinématographique d’une partie du monde façonne à ce point les sensibilités que le public ne sait plus voir ce qui fait l’originalité d’une œuvre. Dans les films de tel ou tel pays, se trouvent pourtant toujours des éléments spécifiques bien reconnaissables qui leur donnent une couleur locale et cet article s’attachera donc à rechercher ceux qui caractérisent le cinéma coréen. En d’autres termes, quelles sont les particularités nationales des œuvres de cinéastes coréens tels que Hong Sang-soo, Bong Joon-ho et Lee Chang-dong, ou encore Park Chan-wook et Kim Ki-duk?
Il est malaisé de répondre à cette question, car leurs films ne paraissent d’emblée comporter pas la moindre caractéristique commune. On serait tenté de ranger ceux de Hong Sang-soo et Kim Ki-duk dans la catégorie du modernisme européen, les œuvres de Park Chan-wook et Bong Joon-ho, voire, pour certaines, de Kim Ki-duk, pouvant quant à elles être considérées comme une émanation esthétique de l’art d’Extrême-Orient. Le cinéma coréen s’avère donc être fait de toutes sortes de films différents qui ne peuvent se réduire à leur origine nationale, ce qui ne contribue pas à situer clairement leur place à l’échelle mondiale.
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Hwang Jung-min interprètele personnage d’unchaman dans The Wailing,de Na Hong-jin (2016), quiplante son décor dans unpetit village, théâtre detoute une succession demeurtres mystérieux. |
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Scène de The HighRollers, de Choi Donghoon(2006), où des genss’adonnent à des jeuxclandestins. |
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Scène du film Le roi etle clown, de Lee Joon-ik(2005), qui a voulu réaliserla « première comédieburlesque de cour »de l’histoire du cinémacoréen. |
Autant de tendances que de cinéastes
Les productions actuelles du septième art coréen sont d’une telle variété qu’il paraît impossible de les résumer par quelques traits, mais il est en revanche possible de les rattacher à quatre grandes catégories, au risque de tomber dans un classement simpliste.
La première, que désigne l’ de « réalisme national », a pour chef de file incontesté le réalisateur Im Kwon-taek. Ce créateur de génie, qui a longtemps été la figure emblématique du cinéma coréen, a commencé par se centrer sur des thèmes accessibles au grand public dans ses œuvres de jeunesse, mais à partir des années 1970, il a entrepris de doter son « cinéma national » d’une esthétique nouvelle et en 2012, il a livré son102ème film intitulé Revivre. Dans cette même catégorie, entre également Lee Chang-dong, un moraliste qui s’inscrit en rupture avec un cinéma hédoniste. Il n’a plus fait parler de lui depuis la sortie de Poetry en 2010. Vient enfin s’ajouter aux deux précédents réalisateurs, mais dans une démarche intellectuelle beaucoup plus libre, celui de The Housemaid (2010) et The Taste of Money (2012), à savoir Im Sang-soo. Ces cinéastes traitent tous trois d’événements historiques ou d’aspects absurdes du quotidien en s’intéressant aux traits particuliers du caractère national. Ils ont aussi pour dénominateur commun de privilégier la dimension thématique au détriment du style et de la forme. Aucun jeune cinéaste ne semble aujourd’hui sur le point de prendre leur relève.
Jun Ji-hyun interprètele premier rôle d’Assassination,de Choi Donghoon(2015). La critiquen’a pas tari d’éloges surce premier film coréenà montrer la place depremier plan occupée parune femme dans la résistanceau colonisateurjaponais.
La seconde catégorie, dite du « modernisme », peut englober les réalisateurs Hong Sang-soo et Kim Ki-duk, quoique les différences qui les séparent soient plus nombreuses que leurs points communs. Par des innovations de forme, le premier s’attache à recréer du sens dans la réalité, tandis que le second creuse l’idée de la rédemption par la souffrance physique. Si certains de leurs cadets peuvent se rattacher à cette approche moderniste, aucun d’eux n’a acquis de véritable notoriété.
Quant à la troisième catégorie d’œuvres, il s’agit de celle relevant de « l’innovation du genre ». Les cinéastes qui s’en réclament, dont Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Kim Jee-woon et Ryoo seung-wan, voient le public comme la critique réserver un bon accueil à leurs œuvres. Amateurs de films de série-B et de films de genre, ces anciens cinéphiles créent des films qui font appel à des genres divers comme le thriller ou le film d’action, en y ajoutant une touche de comédie et d’horreur. Bien que d’un accès facile au grand public, ces films font parfois penser à l’œuvre patiente d’artisans. Leurs auteurs se différencient toutefois considérablement par certains aspects. Alors que Park Chan-wook livre une nouvelle vision de la tragédie classique par le biais de films de genre, Bong Joon-ho recourt à ceux-ci pour aborder des thèmes politiques nationaux. Quant à Ryoo Seung-wan et Kim Jee-woon, même lorsqu’ils traitent de questions graves, ils ne renoncent jamais à leur éternel humour de fanboys. Parmi les films qui appartiennent à cette « innovation », figurent The Host (2006) de Bong Joon-ho et Berlin(2015) de Ryoo Seung-wan, qui ont attiré chacun plus de dix millions de spectateurs et tiennent lieu de référence pour nombre d’autres cinéastes, dont Na Hong-jin qui s’est illustré par The Chaser (2008), The Yellow Sea(2010) et, dernièrement, The Wailing (2016).
Enfin, une quatrième et dernière catégorie rassemble les films répondant aux conventions du cinéma grand public et représentés par une majorité de cinéastes. Si Kang Woo-suk a longtemps été à leur tête, à partir de la fin de la deuxième moitié des années 2000, il s’est vu supplanter par des figures comme Choi Dong-hoon et Youn Je-kyun. Le premier a déjà à son actif deux films à succès qu’ont vus plus de dix millions de spectateurs, mais ses cinq films ont tous connu un succès commercial, de l’œuvre de ses débuts, en 2004, The Big Swindle, à The Assassin qu’il a réalisé en 2015.
S’il n’est guère aisé de désigner parmi ces catégories celle qui représente le mieux le septième art coréen, il faut se réjouir que cette diversité quelque peu déconcertante constitue en même temps l’un des facteurs de son dynamisme.