Features 2022 SPRING 601
À la pointe de l’innovation musicale Par les croisements vibrants d’énergie et d’inspiration qu’ils expérimentent, les pionniers du gugak contemporain redonnent vie à ce genre musical plusieurs fois centenaire, à l’instar de trois formations novatrices qui ont su trouver chacune leur voie et séduisent un public tant national qu’international. Image de ONDA, le clip du troisième album enregistré par Jambinaï chez Bella Union en 2019. Depuis sa création en 2009, ce groupe post-rock composé de cinq membres enflamme un public de nombreux pays par sa musique inspirée du répertoire traditionnel coréen. Black String« Il est quasiment impossible de reproduire le son authentique du geomungo, même en y consacrant tout son temps, et pourtant ce qui motive Black String ressemble fort à cela ». Black String, qui a vu le jour en 2018, invente de nouvelles sonorités dans ses fusions improvisées de musique traditionnelle et de jazz. De gauche à droite, ses quatre musiciens Yoon Jeong Heo, au geomungo, Min Wang Hwang, à l’ajaeng et au janggu, Aram Lee au daegeum et au yanggeum, et Jean Oh, à la guitare.© Nah Seung-yull Créée en 2011, cette formation comporte, aux côtés de la joueuse de geomungo Yoon Jeong Heo, le guitariste Jean Oh, le musicien Aram Lee, qui joue tantôt d’une grande flûte traversière en bambou dite daegeum, tantôt d’un instrument à cordes frappées appelé yanggeum, ainsi que le cithariste Min Wang Hwang à l’ajaeng, dont l’archet comprend sept cordes, ainsi qu’au janggu, un tambour en forme de sablier. C’est en 2016 qu’a véritablement démarré leur carrière grâce à la conclusion, avec le label allemand mondialement connu ACT, d’un contrat qui représentait une première dans la musique coréenne et d’où naîtront cinq albums successifs. successifs. Précisons que le jazz expérimental contemporain fait la renommée d’ACT comme d’ECM, cet autre label.Dès la même année, Black String enregistrera un premier album intitulé Mask Dance pour lequel il sera récompensé, dans la catégorie Asie et Pacifique, aux Songlines Music Awards britanniques de 2018, cette prouesse étant également sans précédent parmi les formations musicales coréennes. Par le style de son répertoire, Black String semble se situer en droite ligne des autres productions d’ECM, qui allient musique populaire européenne et jazz méditatif. Dans la chanson titre de son deuxième album de 2019, Karma, on retrouve notamment la relecture philosophique de la musique d’ambiance que produit ECM, tandis que Exhale-Puri et Song of the Sea rappellent ses productions par leur approche « coréenne » du jazz de fusion.La démarche novatrice de Black String lui est conférée par sa musicienne principale, la célèbre joueuse de geomungo Yoon Jeong Heo, qui assure également l’enseignement de la musique traditionnelle coréenne à l’Université nationale de Séoul. Son père n’était autre que Heo Gyu (1934-2000), ce pionnier du théâtre traditionnel en plein air dit madanggeuk qui a fait évoluer considérablement l’art dramatique coréen au siècle dernier. « C’est lui qui m’a fait rencontrer des maîtres de la musique traditionnelle improvisée », se souvient-elle. « Parmi eux, la joueuse de haegeum [instrument à deux cordes] Kang Eun-il m’a beaucoup influencée par la manière dont elle a su dépasser les limites imposées à notre musique traditionnelle ».Inspirée par son exemple, Yoon Jeong Heo s’est engagée en toute liberté dans un travail expérimental sur la musique traditionnelle qui la situe désormais à l’avant-garde de cette tendance. En compagnie de la cithariste Yu Kyung-hwa, une spécialiste de l’instrument à cordes d’acier dit cheol-hyeongeum, elle créera le Trio SangSang, dont le style réalise la fusion des rythmes et fioritures de la musique traditionnelle avec le free jazz et diverses techniques de la musique moderne. Ses anciens camarades de classe du Lycée national du gugak, Yu et Won Il, apporteront leur collaboration à ce duo, le deuxième en tant que compositeur.Les trois autres musiciens du groupe, bien que jeunes, se sont d’ores et déjà fait un nom dans le jazz et la musique traditionnelle coréenne, qu’ils se produisent seuls ou au sein d’une formation. Par des choix audacieux et le recours à des répertoires aussi divers que ceux de la musique populaire traditionnelle, chamanique et bouddhique, auxquels vient s’ajouter l’influence du titre Exit Music - For a Film dû au groupe de rock anglais Radiohead, ils distillent un mélange enchanteur de sonorités. En virtuose du daegeum, Aram Lee livre quant à lui d’originales prestations auxquelles se joint parfois Min Wang Hwang dans le cadre d’autres projets, tandis que Jean Oh a acquis la notoriété par ses interprétations minimalistes, mais non moins inspirées à la guitare, ces musiciens démontrant ainsi que leurs interventions ne se limitent pas à l’accompagnement du geomungo. Autant de noms que tout nouvel amateur de musique traditionnelle coréenne se doit de retenir.« J’aime beaucoup l’improvisation, mais l’identité de notre groupe ne se résume pas à cela. Quand nous improvisons, c’est sur la base de la manière d’être et de penser qui nous est propre », affirme Yoon Jeong Heo, ce qui explique la place essentielle qu’occupe le sanjo, ce genre traditionnel à un seul instrument et au style libre, dans la musique de Black String. Jambinaï« Le choc que l’on ressent à la vue d’une espèce animale que l’on croyait disparue, tel le cœlacanthe découvert dans les grands fonds… C’est ce genre d’impression que nous cherchons à produire par notre festival ». Le groupe post-rock Jambinaï s’est fait connaître par l’interprétation, au moyen d’instruments traditionnels, d’un répertoire alliant rock et heavy metal. De gauche à droite : Jaehyuk Choi, à la batterie, Eun Yong Sim, au geomungo, Ilwoo Lee, à la guitare, au piri et au taepyeongso, Bomi Kim, au haegeum, et B.K. Yu à la basse.© Kang Sang-woo Quand vient l’été, un festival mondial de metal au nom quelque peu sinistre de Hellfest attire une foule de jeunes spectateurs en délire dans une petite ville française où se produisent surtout à cette occasion de grands groupes de hard rock et de heavy metal tels qu’Iron Maiden ou Cannibal Corpse. Lors de son édition de 2016, quelle n’a pas été la surprise du public en découvrant la présence sur scène d’un certain nombre d’instruments de musique asiatiques dont jouaient les cinq membres du groupe de post-rock coréen Jambinaï.Cette formation née en 2009 rassemble un guitariste polyvalent en la personne d’Ilwoo Lee, qui joue aussi d’un hautbois à anche double appelé piri et d’un hautbois conique dit taepyeongso, deux joueuses de haegeum et de geomungo respectivement nommées Bomi Kim et Eun Yong Sim, ainsi que Jaehyuk Choi à la batterie et B.K. Yu à la basse. Sa musique évoque le tumulte joyeux que ferait une assemblée de lutins et fantômes coréens. Quand la cithariste frappe d’un seul coup de plectre la caisse de résonance et les cordes du geomungo et que les sons déchiquetés qui en jaillissent se mêlent aux cris de spectre du haegeum et au rugissement de la guitare électrique, ils suscitent plus de peur et d’angoisse que ne le ferait aucun morceau de heavy metal, les frottements et affriquées qui émanent du haegeum et du geomungo, quoique peu familiers, n’étant pas moins électrisants. Ici, la musique réalise une confrontation des plus inattendues entre les esthétiques du post-rock, du shoegazing, du metal et de la musique traditionnelle coréenne.Ilwoo Lee, Bomi Kim et Eun Yong Sim, qui sont les principaux membres du groupe Jambinaï, ont tous trois éprouvé une vocation pour la musique traditionnelle dès leur plus jeune âge et fait par la suite leurs études à l’École des arts traditionnels coréens de l’Université nationale des arts de Corée. Toutefois, son histoire ne commencera pour de bon que lorsqu’Ilwoo Lee remettra en question certains aspects de cette tradition musicale. Initié au piri dès la première année du collège, celui-ci abordera la guitare électrique trois ans plus tard et, s’il continuera d’étudier la musique traditionnelle à l’école, il suivra tous les concerts de Metallica à la télévision. Il rêve en effet de jouer lui aussi du rock, un objectif qu’il atteindra avant d’entrer à Jambinaï en jouant avec le groupe de screamo Morphines.« Pour certains, les instruments coréens n’ont pas leur place dans un groupe, ce qui revient à considérer que la musique traditionnelle est ennuyeuse et à la reléguer à des vestiges du passé comme les hanok [maisons d’autrefois]. Pour ma part, je me suis toujours élevé contre ces préjugés », déclare Ilwoo Lee. « En conséquence, il m’a fallu trouver un son suffisamment puissant et l’idée m’en est venue en écoutant l’album Roots de Sepultura, ce groupe qui fait un mélange de métal et de musique brésilienne traditionnelle. Parmi mes autres influences, je citerai Nine Inch Nail et son album The Downward Spiral qui est un heureux mariage de sa musique avec les sons du rock industriel, ainsi que le genre post-rock qui fait la place à des instruments aussi divers que le violon, le violoncelle ou la cornemuse. »En 2014, Jambinaï allait être invité à se produire au Festival de Musique SXSW de la ville d’Austin située au Texas et, s’il n’avait que deux personnes pour tout public quand il a commencé à jouer, il allait faire salle comble en à peine une demi-heure et produire une impression des plus fortes. En 2015, il signera avec le label britannique Bella Union un contrat qui lui permettra, un an plus tard, d’enregistrer son deuxième album, A Hermitage, que saluera la critique. Par ses sonorités ardentes, comme autant de flammes de bougie qui mettraient soudain le feu à une forêt, sa musique couvre un large spectre qui va de la violence des titres Time of Extinction de son premier album Differance, Wardrobe du deuxième et A Hermitage ou Event Horizon du troisième, ONDA, à l’atmosphère méditative de Connection, dernier des titres de son premier album.Jusqu’à ce qu’éclate la crise sanitaire, Jambinaï donnait chaque année pas moins de cinquante concerts à l’étranger au cours desquels il enthousiasmait invariablement son public, comme dans ceux de WOMAD en Grande-Bretagne, d’EXIT en Serbie ou de Roskilde au Danemark, pour n’en citer que quelques-uns, mais sa prestation la plus spectaculaire est sans conteste celle qu’il a livrée en 2018 à Pyeongchang, lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’hiver. Dongyang Gozupa« Je me dis que notre créativité se nourrit de nos faiblesses. Certes, nous ne sommes que trois, mais nous ne formons pas moins une équipe qui veut remplir l’espace de sa seule musique». Créé en 2018, le groupe Dongyang Gozupa est célèbre pour les rythmes effrénés et les sons stridents de sa musique, comme le suggère son nom qui signifie littéralement « haute fréquence de l’Orient ». De gauche à droite : Jang Do Hyuk, aux percussions, Yun Eun Hwa, au yanggeum et Ham Min Whi, à la basse.© Kim Shin-joong En termes de non-conformisme, le trio Dongyang Gozupa n’a rien à envier aux deux groupes précédents, notamment par son curieux nom signifiant littéralement « haute fréquence de l’Orient », qu’aurait inspiré au percussionniste Jang Do Hyuk l’enseigne d’un réparateur d’appareils électroniques de son quartier et qui lui semblait convenir au style musical férocement discordant de son groupe.En 2018, l’enregistrement d’un EP intitulé Gap a marqué les débuts de cette formation. À l’écoute de sa musique, on est frappé d’emblée par la prédominance du yanggeum dont joue Yun Eun Hwa et qui s’abat comme une bourrasque sur l’auditeur en créant des images d’une plus forte intensité que celles produites par le son de la guitare, lequel, par comparaison, ferait plutôt penser au bruissement d’une averse, une impression qui n’est sans rappeler l’album Master of Puppets de Metallica. Les sonorités graves de la basse de Ham Min Whi et des percussions de Jang Do Hyuk affluent à une vitesse vertigineuse, tandis que le timbre clair du yanggeum rebondit comme des gouttes de pluie sur le feuillage d’une forêt tropicale. Pierre angulaire de la formation, cet instrument à cordes frappées est pourvu de cordes métalliques, alors que celles du geomungo de Black String et Jambinaï se composent de soie, et leur son évoque résolument le heavy metal.Le yanggeum a pour ancêtre un instrument perse ancien qui a subi au cours du temps diverses adaptations et modifications donnant lieu aux différentes désignations de cithare, dulcimer et cymbalum. C’est à partir de la Chine que s’est produite son introduction en Corée, où il a pris le nom de yanggeum, qui signifie « instrument à cordes occidental ». Aux côtés du saenghwang à anche composé de dix-sept tubes en bambou, il figure parmi les rares instruments traditionnels à pouvoir produire les gammes et harmonies de la musique occidentale.Le yanggeum de Yun Eun Hwa, qui dirige l’antenne coréenne de l’Association mondiale du cymbalum, a été fabriqué sur mesure pour une raison qu’elle avance comme suit : « Comme le yanggeum traditionnel est assez petit, il ne peut restituer qu’une partie limitée de la gamme et ne convient donc pas à l’interprétation de certains genres », explique-t-elle. « Mon yanggeum couvre une gamme beaucoup plus large, de quatre octaves et demie, mais il est tout aussi capable de travailler dans la gamme chromatique des instruments de musique occidentaux, ce qui me permet de jouer tous les genres ou presque. J’utilise aussi un micro pour amplifier le son et des pédales d’effets qui étendent encore la gamme nécessaire ».C’est en Chine, dès l’âge de quatre ans, que Yun Eun Hwa s’est initiée à la musique en prenant des leçons de yanggeum nord-coréen, après quoi elle entreprendra une spécialisation en percussions dans une université sud-coréenne. Des années d’études et de pratique lui ont permis d’acquérir un style plus éclectique en tirant parti des qualités des percussions et instruments à cordes orientaux et occidentaux, comme de ceux des deux Corées.Le percussionniste Jang Do Hyuk, cet autre musicien remarquable, n’est pas de ceux qui jouent d’une grosse caisse à pédale, car il se sert uniquement de ses mains pour produire l’intégralité des graves et aigus attendus de ses instruments. Après avoir joué dans le groupe Danpyunsun and the Sailors, qui interprète un rock mêlé d’influences orientales, il est parvenu à la conclusion suivante : « L’existence même de limites me pousse à les dépasser en créant mes propres sons. C’est un défi que je me plais à relever ».À la basse, Ham Min Whi fait se succéder mouvements agiles et appuyés avec une fluidité qui n’est pas sans rappeler le groupe américain de Nu metal Korn ou le funk metal de Red Hot Chili Peppers.L’année passée, Yun Eun Hwa s’est vu décerner par la Fondation culturelle Soorim son prestigieux prix Soorim New Wave qui consacre chaque année un jeune musicien traditionnel ou une formation suivant une démarche expérimentale. Au nombre des artistes déjà récompensés par cette distinction, figurent la chanteuse Kwon Song Hee du groupe de pop alternative LEENALCHI et le groupe de pop-folk Ak Dan Gwang Chil (ADG7), dont les compositions apportent une touche de modernité à la musique rituelle chamanique de la province de Hwanghae aujourd’hui située en Corée du Nord. Quant au groupe Dongyang Gozupa, il a été le premier ensemble asiatique à se produire au festival mondial de musique WOMEX deux années d’affilée, à savoir en 2020 et en 2021.#국악
Features 2022 SPRING 562
Des démarches variées et d’agréables surprises Par leurs innovations nées d’un souci de contemporanéité, de jeunes artistes ouvrent aujourd’hui de nouveaux horizons à la musique traditionnelle coréenne, comme en témoignent ces différents albums issus d’une production pleine d’audace et de talent qui se fonde sur l’expérimentation des sons et techniques. © Kim Hee-ji Born by GorgeousnessDuo HAEPAARY, Flipped Coin Music, juin 2021pansori, cet album enregistré avec un soin particulier évoque une sorte de « théâtre sonore » où l’assemblage des sonorités fournit un fond sur lequel les récits psalmodiés du pansori alternent Créé en 2020, le duo électronique alternatif HAEPAARY se compose des artistes Minhee [Park Min-hee] et Hyeon [Choe Hye-won], toutes deux titulaires d’un diplôme de musique traditionnelle dite gugak. Tout en conservant à ce genre le minimalisme qui lui est propre, les deux musiciennes s’attachent à en abandonner les aspects patriarcaux. Leur dernier album numérique fait appel à des rythmes électroniques pour offrir une nouvelle lecture du Jongmyo Jeryeak, un genre de musique rituelle accompagnant des cérémonies accomplies aujourd’hui encore au sanctuaire royal de Joseon (1392-1910) et inscrites par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.Les étonnantes sonorités de la chanson titre, Born by Irreproachable Gorgeousness, produisent un effet de dépouillement à la fois sinistre et majestueux qui évoque le krautrock allemand des années 1960 et 1970. Aux confins des registres masculin et féminin, la voix de Minhee prend une dimension symbolique qui interpelle l’auditeur. Si la tradition veut que le gugak fasse alterner hommes et femmes dans son interprétation, Minhee l’affranchit ici de cette répartition en combinant les deux voix au moyen d’un dispositif qui permet de mettre en relief celle de la chanteuse et ainsi de se réapproprier un genre ancien par cette inversion. Le duo HAEPAARY a été invité aux éditions de 2021 et 2022 du Festival de musique SXSW qui a lieu aux États-Unis. Avec l’aimable autorisation de BISCUIT SOUND Jung Eunhye La Divina Commedia-InfernoJung Eunhye, BISCUIT SOUND, août 2021Aboutissement d’un projet sonore entrepris en 2017 autour de l’opéra narratif traditionnel dit pansori, cet album enregistré avec un soin particulier évoque une sorte de « théâtre sonore » où l’assemblage des sonorités fournit un fond sur lequel les récits psalmodiés du pansori alternent avec la lecture d’un classique occidental. L’ensemble de ses dix-sept titres, dont The Gates of Hell, The River of Charon et The Devil’s Prey, sont inspirés de L’enfer, une des parties de la Divine comédie de Dante, chacun d’entre eux consistant en un texte déclamé et chanté en pansori.Tel un écho fantomatique qui semble flotter dans l’espace stéréophonique, la voix de Jung Eunhye, parfois accompagnée par des instruments à percussion, un violoncelle, une guitare ou un piano, entraîne l’auditeur dans une plongée vers des strates souterraines sombres et humides. Aux tonalités humoristiques de l’interprétation du pansori comique Sugungga [Chant du palais sous-marin] livrée par le groupe de pop alternative LEENALCHI, s’opposent les accents plaintifs de la musique traditionnelle coréenne qu’a choisi d’interpréter Jung Eunhye dans cette version chantée de L’Enfer de Dante.Chanteuse spécialisée dans l’opéra de pansori dit changgeuk et comédienne de théâtre, Jung s’est initiée au pansori auprès de grands maîtres coréens dès l’âge de sept ans et a parfait cette formation musicale traditionnelle par des études à l’Université nationale de Séoul. En 2013, elle allait entrer à la Compagnie nationale du changgeuk coréen et s’y illustrer dans l’interprétation des grands rôles du répertoire. © Park Jin-hee Hi, we are Jihye & JisuJihye & Jisu, Sound Republica, mars 2021Cet album marque une première collaboration entre la percussionniste Kim Ji-hye et la pianiste classique Jung Ji-su, la première ayant appris la musique coréenne traditionnelle dès son plus jeune âge et toujours rêvé de la confronter à d’autres genres musicaux, tandis que la seconde souhaitait allier créativité et succès commercial. C’est au Berklee College of Music, au cours de leurs études de composition de jazz, que se sont rencontrées ces deux artistes qui allaient par la suite travailler ensemble à découvrir leurs potentiels respectifs d’interprète et de compositrice.Dénué de toute prétention expérimentale comme d’intentions ésotériques, l’album né de cette démarche comporte sept titres composant un concert de musique acoustique aux sons simples qui n’ont subi aucun traitement numérique afin de donner à entendre les sonorités authentiques du buk et du janggu, qui sont respectivement un grand tambour et un tambour en forme de sablier, ainsi que du piano. Inspiré en partie par le vécu des deux artistes, notamment par leurs impressions lors de voyages effectués en Espagne, cette livraison déborde d’énergie du début à la fin. Des rythmes de la musique populaire coréenne tels que le gutgeori, le jajinmori ou le chilchae s’y entrechoquent avec ceux du funk et ceux, impairs, du jazz. Nul doute que certains, qui commenceront la journée en écoutant le cinquième titre de l’album intitulé Ronda and Me, pourront refaire le plein d’énergie avant de partir au travail, tandis que d’autres seront impressionnés par les prestations du saxophoniste et du percussionniste dans les sixième et dernier morceaux que sont Memories of Cherry Blossom et K-Sinawi. ⓒ Daniel Schwartz, Micha Greekorea: Greeting the MoonSociété de gugak jazz, Sori-e Naite Music Company, mars 2021Ensemble composé de musiciens coréens, grecs et américains, la Société de gugak jazz a été créée à Boston en 2019, époque à laquelle ces artistes participaient au projet « Pansori Cantata with a Jazz Orchestra », et, comme son nom l’indique, elle réalise une fusion entre les musiques traditionnelles grecque et coréenne, auxquelles le jazz vient conférer son énergie débordante.Ce projet gréco-coréano-américain entrepris sous la direction de la pianiste Mina Cho, qui vit et exerce à Boston, vise à créer des paysages sonores multidimensionnels au moyen d’instruments de musique très divers, dont ceux, traditionnels et coréens, que sont le janggu déjà évoqué, ainsi que le kkwaenggwari, le saenghwang, le gayageum et le taepyeongso, qui sont respectivement un petit gong, un instrument à anche composé de dix-sept tubes en bambou, une cithare à 12 cordes et un hautbois conique à anche double, auxquels viennent s’ajouter un luth grec, les instruments à percussion moyen-orientaux appelés bendir, riq et darbouka, de même qu’une batterie et une basse. La voix envoûtante de Lee Na Rae, qui se produit également au sein du groupe LEENALCHI, passe avec aisance des sonorités de la musique populaire coréenne à celles du Moyen-Orient, tandis que les rythmes et l’harmonie propres à chaque région se mêlent entre elles tout aussi subtilement. Unique en son genre par l’alliance de ces trois cultures, ce projet a ainsi débouché sur la production d’une palette de sonorités sans pareille, ce qui relève d’autant plus d’une prouesse dans la mesure où ses participants ont dû travailler à distance à partir de Séoul, Athènes et Boston en raison de la crise sanitaire. © Void Studio PseudosciencesSB Circle, Plankton Music, août 2021Il s’agit du deuxième album dû au groupe SB Circle, dont le nom comporte l’initiale du nom de famille de deux de ses musiciens, à savoir le saxophoniste de jazz Shin Hyun-pill et la joueuse de gayageum Kyungso Park, ou Bak, auxquels se joignent le bassiste Seo Young-do et le batteur Christian Moran. Les lettres SB constituent également l’abréviation du mot familier sinbak signifiant « novateur, ingénieux » et couramment employé par la jeune génération. Cette formation innove en effet avec génie en s’abstenant de se contenter de superposer les harmonies du jazz à l’échelle monophonique de la musique coréenne traditionnelle, ce qui lui permet de réaliser des compositions belles et légères, sans pour autant être frivoles. Premier morceau de cette livraison, Fan in the Room allie les sonorités du saxophone à la gamme monophonique du gayageum, qui glisse comme une berline roulant avec aisance sur les voies sur berge désertes de Séoul. À cette douce et élégante texture musicale, vient s’ajouter le tempo léger, mais bien maîtrisé, de la basse de Seo Young-do et des percussions de Christian Moran. Les mélodies originales et entraînantes de Flat Earth et Negative Ions ne manqueront sûrement pas de séduire les amateurs de jazz urbain de tous pays et univers musicaux.#국악
Features 2022 SPRING 595
Une célébration joyeuse de la création Consacré à la musique traditionnelle coréenne, comme son nom l’indique, le festival Yeo Woo Rak proposé chaque année par le Théâtre national de Corée comporte un ensemble de concerts qui, par leur ton festif et des interprétations plus actuelles, visent à mieux faire connaître ce répertoire spécifiquement coréen, mais aussi à encourager une création audacieuse en faisant appel à l’imagination des musiciens d’autres genres. GongMyoung, l’un des premiers groupes coréens de musique du monde, en concert dans le cadre du Festival Yeo Woo Rak qui se déroulait au Théâtre national de Corée en juillet 2017. À l’occasion du vingtième anniversaire de sa création, ce groupe allait interpréter des œuvres appartenant à un large répertoire. Cette manifestation d’une périodicité annuelle présente des compositions mêlant le répertoire traditionnel à d’autres genres musicaux.Avec l’aimable autorisation du Théâtre national de Corée Comme chaque année, le festival de musique traditionnelle Yeo Woo Rak aura lieu pendant tout le mois de juillet au Théâtre national de Corée situé au cœur de la capitale. Cette manifestation, dont le nom se compose d’un acronyme signifiant littéralement « voilà notre musique », a vocation à mieux faire connaître les genres musicaux traditionnels dans le public d’aujourd’hui. Sa treizième édition, qui s’ouvrira dans quelques mois au pied du mont Nam, offrira aussi à des artistes très différents la possibilité de proposer de nouvelles lectures de ce répertoire par d’originales créations.Par comparaison avec les autres manifestations spécialisées dans la musique traditionnelle coréenne, le Festival Yeo Woo Rak remporte particulièrement de succès, à en juger par l’ampleur de son audience, qui a atteint l’année passée 66 098 personnes, sans compter le public des spectacles proposés en ligne au cours de l’année 2020, le taux de remplissage des salles s’étant élevé en moyenne à 93 %. Ces chiffres exceptionnels s’avèrent d’autant plus encourageants que la musique traditionnelle a longtemps fait figure de genre mineur représentant une part insignifiante du marché de la musique.L’importance de cette manifestation ne se résume évidemment pas à de tels résultats, car elle a avant tout réussi à favoriser un regain d’intérêt pour les genres traditionnels d’un patrimoine musical jusqu’ici tributaire du soutien des pouvoirs publics en décloisonnant ce répertoire à l’intention de musiciens très divers. Enthousiasmés par l’occasion qui s’offre ainsi à eux, ceux-ci se livrent à une expérimentation féconde qui permet d’actualiser la musique traditionnelle et de la faire découvrir à un public international.Des artistes de renom se sont vu confier la direction du festival Yeo Woo Rak lors de chacune de ses éditions, notamment le pianiste et compositeur Yang Bang Ean, qui a pour nom de scène Kunihiko Ryo, la chanteuse de jazz Youn Sun Nah, le compositeur et chef d’orchestre Won Il ou Yu Kyung-hwa, un joueur de cithare à cordes d’acier appelée cheol-hyeongeum. Quant à Park Woo Jae, cet autre cithariste spécialisé dans le geomungo, qui est un instrument à six cordes, il assure la direction de la création depuis maintenant deux ans. Tandis que ces deux derniers musiciens brillent depuis toujours dans leurs domaines respectifs du jazz et de la musique populaire, Won Il et Yu Kyung-hwa ont été consacrés dans leur travail expérimental commun particulièrement créatif sur la musique traditionnelle. Ce remarquable mélange des genres obéit aux trois principes fondateurs du festival Yeo Woo Rak que sont l’expérimentation, la collaboration et la diffusion la plus large possible. Affiches du festival Yeo Woo Rak qui, depuis douze ans déjà, offre à des musiciens spécialisés dans différents genres la possibilité de faire découvrir leurs œuvres au Théâtre national de Corée.Avec l’aimable autorisation du Théâtre national de Corée Les artistes que réunit cette manifestation appartiennent à trois catégories différentes, dont la première est celle des virtuoses, ces dépositaires confirmés d’une partie du patrimoine culturel immatériel national ou les spécialistes correspondants, dont Ahn Sook-sun, une interprète de l’opéra narratif dit pansori ou la chamane Lee Hae-kyung, maître d’un rite communautaire de la province de Hwanghae, chacun d’entre eux se consacrant à sa manière à la défense et à la perpétuation du patrimoine musical du pays.La deuxième des trois catégories évoquées se compose de jeunes musiciens qui, tout en relevant de genres traditionnels de par leur formation, souhaitent s’essayer à toute sorte de répertoires, dont ceux de la musique de jazz, d’avant-garde, populaire ou occidentale classique. Tous jouent un rôle de premier plan dans le festival Yeo Woo Rak par leur recherche de la qualité artistique, leur travail d’expérimentation et l’accès du public à la musique auquel ils aspirent. Parmi eux, figure le cithariste Kyungso Park spécialisé dans la cithare à 12 cordes dite gayageum, ainsi que les groupes de musique du monde GongMyoung et Sinnoi.Une troisième et dernière catégorie regroupe des interprètes de jazz et de musique qui ont accédé à la notoriété par leur remarquable créativité et leurs recherches sur la fusion de certains éléments des répertoires contemporain et traditionnel, dont le pianiste Lim Dong-chang, le compositeur Jung Jae-il et le rappeur Tiger JK.Afin d’offrir au public un éventail de découvertes toujours plus enrichissantes, le festival Yeo Woo Rak rassemble aussi nombre d’artistes de talent exerçant dans des domaines divers tels que la photographie ou la conception visuelle.#국악
Features 2022 SPRING 558
Une célébration joyeuse de la création Consacré à la musique traditionnelle coréenne, comme son nom l’indique, le festival Yeo Woo Rak proposé chaque année par le Théâtre national de Corée comporte un ensemble de concerts qui, par leur ton festif et des interprétations plus actuelles, visent à mieux faire connaître ce répertoire spécifiquement coréen, mais aussi à encourager une création audacieuse en faisant appel à l’imagination des musiciens d’autres genres. GongMyoung, l’un des premiers groupes coréens de musique du monde, en concert dans le cadre du Festival Yeo Woo Rak qui se déroulait au Théâtre national de Corée en juillet 2017. À l’occasion du vingtième anniversaire de sa création, ce groupe allait interpréter des œuvres appartenant à un large répertoire. Cette manifestation d’une périodicité annuelle présente des compositions mêlant le répertoire traditionnel à d’autres genres musicaux.Avec l’aimable autorisation du Théâtre national de Corée Comme chaque année, le festival de musique traditionnelle Yeo Woo Rak aura lieu pendant tout le mois de juillet au Théâtre national de Corée situé au cœur de la capitale. Cette manifestation, dont le nom se compose d’un acronyme signifiant littéralement « voilà notre musique », a vocation à mieux faire connaître les genres musicaux traditionnels dans le public d’aujourd’hui. Sa treizième édition, qui s’ouvrira dans quelques mois au pied du mont Nam, offrira aussi à des artistes très différents la possibilité de proposer de nouvelles lectures de ce répertoire par d’originales créations.Par comparaison avec les autres manifestations spécialisées dans la musique traditionnelle coréenne, le Festival Yeo Woo Rak remporte particulièrement de succès, à en juger par l’ampleur de son audience, qui a atteint l’année passée 66 098 personnes, sans compter le public des spectacles proposés en ligne au cours de l’année 2020, le taux de remplissage des salles s’étant élevé en moyenne à 93 %. Ces chiffres exceptionnels s’avèrent d’autant plus encourageants que la musique traditionnelle a longtemps fait figure de genre mineur représentant une part insignifiante du marché de la musique.L’importance de cette manifestation ne se résume évidemment pas à de tels résultats, car elle a avant tout réussi à favoriser un regain d’intérêt pour les genres traditionnels d’un patrimoine musical jusqu’ici tributaire du soutien des pouvoirs publics en décloisonnant ce répertoire à l’intention de musiciens très divers. Enthousiasmés par l’occasion qui s’offre ainsi à eux, ceux-ci se livrent à une expérimentation féconde qui permet d’actualiser la musique traditionnelle et de la faire découvrir à un public international.Des artistes de renom se sont vu confier la direction du festival Yeo Woo Rak lors de chacune de ses éditions, notamment le pianiste et compositeur Yang Bang Ean, qui a pour nom de scène Kunihiko Ryo, la chanteuse de jazz Youn Sun Nah, le compositeur et chef d’orchestre Won Il ou Yu Kyung-hwa, un joueur de cithare à cordes d’acier appelée cheol-hyeongeum. Quant à Park Woo Jae, cet autre cithariste spécialisé dans le geomungo, qui est un instrument à six cordes, il assure la direction de la création depuis maintenant deux ans. Tandis que ces deux derniers musiciens brillent depuis toujours dans leurs domaines respectifs du jazz et de la musique populaire, Won Il et Yu Kyung-hwa ont été consacrés dans leur travail expérimental commun particulièrement créatif sur la musique traditionnelle. Ce remarquable mélange des genres obéit aux trois principes fondateurs du festival Yeo Woo Rak que sont l’expérimentation, la collaboration et la diffusion la plus large possible. Affiches du festival Yeo Woo Rak qui, depuis douze ans déjà, offre à des musiciens spécialisés dans différents genres la possibilité de faire découvrir leurs œuvres au Théâtre national de Corée.Avec l’aimable autorisation du Théâtre national de Corée Les artistes que réunit cette manifestation appartiennent à trois catégories différentes, dont la première est celle des virtuoses, ces dépositaires confirmés d’une partie du patrimoine culturel immatériel national ou les spécialistes correspondants, dont Ahn Sook-sun, une interprète de l’opéra narratif dit pansori ou la chamane Lee Hae-kyung, maître d’un rite communautaire de la province de Hwanghae, chacun d’entre eux se consacrant à sa manière à la défense et à la perpétuation du patrimoine musical du pays.La deuxième des trois catégories évoquées se compose de jeunes musiciens qui, tout en relevant de genres traditionnels de par leur formation, souhaitent s’essayer à toute sorte de répertoires, dont ceux de la musique de jazz, d’avant-garde, populaire ou occidentale classique. Tous jouent un rôle de premier plan dans le festival Yeo Woo Rak par leur recherche de la qualité artistique, leur travail d’expérimentation et l’accès du public à la musique auquel ils aspirent. Parmi eux, figure le cithariste Kyungso Park spécialisé dans la cithare à 12 cordes dite gayageum, ainsi que les groupes de musique du monde GongMyoung et Sinnoi.Une troisième et dernière catégorie regroupe des interprètes de jazz et de musique qui ont accédé à la notoriété par leur remarquable créativité et leurs recherches sur la fusion de certains éléments des répertoires contemporain et traditionnel, dont le pianiste Lim Dong-chang, le compositeur Jung Jae-il et le rappeur Tiger JK.Afin d’offrir au public un éventail de découvertes toujours plus enrichissantes, le festival Yeo Woo Rak rassemble aussi nombre d’artistes de talent exerçant dans des domaines divers tels que la photographie ou la conception visuelle.#국악
Features 2022 SPRING 588
Le couronnement de la « Joseon pop » Genre issu d’une fusion de la musique pop occidentale et du gugak traditionnel coréen, la nouvelle « Joseon pop » devrait ouvrir de plus larges perspectives d’essor à la K-pop qui l’a précédée, mais, si elle occupe désormais le devant de la scène, elle n’y a pas fait son apparition du jour au lendemain. Le groupe sEODo Band en concert au Parc olympique de Séoul en décembre dernier, dans le cadre de sa tournée nationale lancée par l’émission de concours de chansons PungnyuDaejang (maîtres des arts), un divertissement télévisé de la chaîne câblée JTBC qui se spécialise dans la fusion de la pop et du gugak et, ce faisant, contribue à un regain d’intérêt pour ce genre traditionnel.© JTBC, ATTRAKT MJTBC « Tout en considérant que le gugak fait partie d’eux-mêmes, ils le trouvent aussi plus décalé que n’importe quelle autre musique », déclarait un jour un romancier et mélomane coréen à propos de la place qu’occupe la musique traditionnelle depuis le XXe siècle. Ce genre si authentiquement coréen qu’ils chérissent et perpétuent de génération en génération n’est pourtant pas le reflet des sensibilités actuelles, et, voilà peu, certains le disaient même en voie de disparition, car l’idée qu’il appartenait au passé s’était beaucoup répandue.Paradoxalement, cette image qui représentait un obstacle à l’évolution du gugak allait favoriser la naissance de la « Joseon pop », ce genre nouveau qui l’a tiré de l’oubli sous une forme plus raffinée susceptible de séduire et d’étonner le public. Il ne s’agissait pourtant pas d’un phénomène inédit, car la musique traditionnelle coréenne n’a, en réalité, jamais cessé de s’adapter à son temps en se dotant d’une nouvelle sensibilité et la revoilà aujourd’hui sur le devant de la scène après un long silence. En octobre 2015, Kim DukSoo (deuxième à partir de la gauche) et la Troupe d’art traditionnel Cheong Bae se sont produits ensemble au Gwanghwamun Art Hall. Créé en 1978, le quatuor de percussions Kim DukSoo&Samulnori s’est produit dans de nombreux concerts, en Corée comme à l’étranger, et son succès ne se dément pas. De son côté, la troupe d’art traditionnel CheongBae se consacre depuis plus de vingt ans à une originale création musicale inspirée des arts du spectacle traditionnels.© Samulnori Hanullim Une défense bénéficiant d’appuisDepuis la fin du siècle dernier, les soutiens apportés par l’État ont joué un rôle crucial non seulement dans la conservation du patrimoine musical, mais aussi dans l’apparition d’un genre tout à la fois nouveau et ancré dans la tradition. Quel que soit le pays où l’on vit, la musique traditionnelle apparaît comme un genre totalement coupé des réalités actuelles et celle de Corée n’y fait pas exception. Les heures sombres de l’occupation coloniale japonaise (1910-1945) et de la guerre de Corée qui lui a succédé en 1950 ont provoqué la perte de précieux biens culturels dont participait la musique, leur reconstitution s’étant avérée difficile par la suite en raison des troubles politiques et difficultés économiques survenus dans l’après-guerre. Au cours de la décennie suivante, dans le contexte de l’industrialisation et de l’urbanisation à marche forcée de la Corée, la musique traditionnelle allait se trouver marginalisée, voire dévalorisée, car assimilée à une forme d’expression artistique prémoderne.En dépit des crises que traversa le pays, les pouvoirs publics ne privèrent jamais le monde de la musique traditionnelle de leur soutien, aussi discret fût-il, et ce, jusque sous le joug de l’occupant japonais, où cet appui était assuré par l’Institut de musique de la maison royale des Yi. C’est au statut désigné par ces derniers mots qu’avait été réduit le royaume de Joseon, une fois déchu de sa souveraineté, et avec lui, avaient disparu tout ou partie des représentations musicales qui accompagnaient les cérémonies de la cour. Dans ce contexte des plus hostiles, l’Institut royal de musique ne parvint pas moins à préserver ces traditions en attirant des élèves pour les initier à la musique de cour. Par la suite, alors que faisait rage la guerre de Corée, qui avait débuté quelques années à peine après la Libération et la proclamation de la République de Corée, le Centre national du gugak allait voir le jour à Busan, la ville que le pays avait prise pour capitale provisoire. Cet organisme rassemblait en son sein tout ce que le pays en proie au conflit comptait encore comme ressources musicales et musiciens sur son territoire. À partir de 1953, année de la conclusion de l’armistice, il aura son siège à Séoul et deviendra la principale institution chargée de la défense de la musique traditionnelle, mais aussi de son évolution par le biais de créations modernes.Neuf ans plus tard, l’adoption de la loi sur la protection du patrimoine culturel représentera une importante avancée dans ce domaine en mettant en place un dispositif d’envergure nationale destiné à répertorier les domaines culturels et artistiques traditionnels devant être conservés au titre de biens du patrimoine culturel immatériel et à définir les modalités d’un soutien à l’intention des artistes ou exécutants classés dans la catégorie des « détenteurs d’un titre » ou des « éléves certifiés ». Les prestations culturelles officiellement reconnues par l’État comportaient le Jongmyo Jeryeak, cette musique rituelle interprétée en l’honneur des rois défunts, les chants lyriques dits gagok, l’opéra narratif appelé pansori, le daegeum sanjo un spectacle composé de solos de flûte traversière en bambou, et le Gyeonggi minyo, qui regroupe les chants populaires de la province de Gyeonggi. On notera avec intérêt que, dans le nouveau classement des différents domaines de la musique traditionnelle coréenne qui a été établi récemment, des élèves certifiés figurent en premier lieu parmi les spécialistes des arts déclarés appartenir au patrimoine culturel immatériel national. Il s’agit de Yoon Jeong Heo, la joueuse de cithare à six cordes dite geomungo sanjo du groupe Black String, d’Ilwoo Lee, le joueur de hautbois à anche double du groupe Jambinaï spécialisé dans le piri jeongak et le daechwita, qui sont respectivement des genres musicaux de cour et militaire, ainsi que du chanteur de pansori Ahn Yi ho appartenant au groupe LEENALCHI et du chanteur Lee Hee-moon, interprète des chansons populaires de la province de Gyeonggi. Premier chanteur du groupe BTS, Jimin a exécuté la traditionnelle danse des éventails lors des Melon Music Awards de 2018. Lors de cette manifestation de fin d’année, BTS a présenté son single IDOL, qui met à l’honneur la danse à trois tambours de J-HOPE et la danse des masques de Jungkook pour le plus grand plaisir du public.© Kakao Entertainment Corp. Un public enthousiasteCréé en 1959, le Département de musique coréenne de l’Université nationale de Séoul a ouvert la voie à la recherche universitaire dans le domaine de la musique traditionnelle et incité d’autres établissements d’enseignement supérieur à se doter à leur tour de telles unités d’études. Présentes en grand nombre à partir des années 1970 et 1980, celles-ci allaient former des artistes qui s’illustreraient par la suite sur la scène musicale et, ce faisant, favoriser un retour en force de la musique traditionnelle. Contrairement à leurs aînés qui virent dans l’histoire tumultueuse du XXe siècle une menace à la continuité des traditions, ces nouveaux musiciens titulaires de diplômes universitaires estimaient que, outre la nécessaire conservation de l’héritage du passé, un renouvellement de la musique traditionnelle s’imposait pour accroître son audience. Dès lors, ils allaient s’attacher à faire preuve d’inventivité dans leurs compositions traditionnelles en les agrémentant d’éléments plus actuels. L’acception que l’on donnait alors au mot « création » était assez large, car s’étendant à des œuvres récentes inspirées de thèmes de chansons populaires ou de célèbres opéras narratifs du genre dit pansori, ainsi qu’aux arrangements de musique classique occidentale interprétés à l’aide d’instruments traditionnels coréens. C’est ainsi qu’allait naître, à la fin des années 1970, un genre bien particulier qui allait contribuer à la vulgarisation de la musique traditionnelle, à savoir le samulnori, qui fait appel à un ensemble de quatre percussionnistes. Ses exécutants y reprennent les rythmes entraînants de la musique villageoise en frappant avec engouement sur leur buk, leur janggu, leur kkwaenggwari ou leur jing, qui sont respectivement un grand tambour, un tambour en forme de sablier, un petit gong et un gong. Des groupes de jeunes musiciens ont livré de fascinantes interprétations de ce genre en mettant à profit les caractéristiques de ces quatre instruments devant un public qui se manifestait avec enthousiasme, enhardi par leurs rythmes éloquents, ce qui a permis en outre de libérer la musique traditionnelle du carcan dont elle avait longtemps été prisonnière. Les évolutionsLes années 1980, époque de forte expansion du marché de la musique pop, ont vu apparaître une nouvelle version de minyo dont les rythmes et mélodies se différenciaient de ceux de la musique traditionnelle. De par leur caractère résolument populaire, ces compositions à succès dites « chansons pop gugak » allaient atteindre un large public, puis ce fut au tour du « gugak de fusion » d’entrer en scène pendant la décennie suivante, avec ses accompagnements mêlant instruments coréens et occidentaux.La mondialisation effrénée qu’allait connaître la Corée à partir de 1988 et des Jeux olympiques de Séoul allait également favoriser l’évolution du gugak, car la population, confrontée à un marché ouvert à la concurrence, à de nouvelles règles commerciales et à l’irruption d’influences occidentales dans son quotidien, commençait à éprouver un regain d’intérêt pour sa propre culture. Parmi les chansons à succès qui fleurirent dans ce contexte sociologique, figurait Sintoburi, de Bae Il-ho (1993), dont le titre signifie « le corps et la terre ne peuvent être séparés » et qui visait à encourager les Coréens à consommer les produits de l’agriculture nationale. Sorti en salle en cette même année, le film d’Im Kwon-taek intitulé Seopyeonje, c’est-à-dire « La chanteuse de pansori », allait attirer un nombre record de spectateurs, ce qui lui a valu d’être aussi connu sous le nom de « film national ». Une publicité pour un produit pharmaceutique datant à peu près de la même époque faisait dire au maître du pansori Park Dong-jin (1916-2003) : « Chérissons ce qui est à nous ! » et son slogan allait longtemps rester dans les mémoires. Premier chanteur du groupe BTS, Jimin a exécuté la traditionnelle danse des éventails lors des Melon Music Awards de 2018. Lors de cette manifestation de fin d’année, BTS a présenté son single IDOL, qui met à l’honneur la danse à trois tambours de J-HOPE et la danse des masques de Jungkook pour le plus grand plaisir du public.© Kakao Entertainment Corp. Autre chanteur de BTS, SUGA interprète, dans le clip Daechwita, la chanson titre de sa deuxième mixtape intitulée D-2 (2020). Cette composition allie avec bonheur les rythmes du rap aux sonorités du daechwita.© HYBE Co., Ltd. À l’occasion du six-centième anniversaire du choix de Séoul comme capitale de la Corée, le gouvernement, désireux de relancer le secteur du tourisme, allait déclarer 1994 à la fois « Année du voyage en Corée » et « Année du gugak », cette musique traditionnelle étant alors mise en valeur aux côtés d’autres produits culturels susceptibles de plaire aux voyageurs étrangers. Quelques années plus tard, la crise financière asiatique allait durement frapper le monde coréen de l’art et de la culture, nombre de musiciens traditionnels en venant alors à s’interroger sur la possibilité que leur offrirait la poursuite d’une activité consacrée à ce genre pour subvenir à leurs besoins.À la fin des années 1990, l’avènement de l’Internet allait faire connaître des musiques venues d’ailleurs aux musiciens traditionnels comme au grand public, qui découvraient ainsi l’existence d’un genre appelé « musique du monde » qui englobe les traditions musicales de divers continents ou régions, et c’est ainsi que des compositions en provenance d’Asie du Sud ou d’Afrique allaient fournir une riche source d’inspiration aux musiciens d’autres parties du monde. Alors que les spectacles de musique coréenne traditionnelle donnés à l’étranger limitaient jusque-là leur répertoire aux classiques du genre, toujours plus de créations issues d’une fusion avec d’autres influences allaient figurer au programme de festivals de musique internationaux pour le plus grand plaisir du public. L’ensemble de percussions Puri, que dirige le compositeur Won Il, de même que le groupe de musique du monde GongMyoung, se situaient à l’avant-garde de cette tendance.Dès lors, il semblait toujours plus évident que, pour perpétuer la tradition tout en faisant preuve de créativité, il importait de savoir la faire évoluer et se transformer. Lors de l’inscription du chant populaire Arirang sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’UNESCO allait justifier cette décision par le fait que cet air était toujours chanté par les Coréens et qu’il en existait différentes versions. Capture d’écran du concert en ligne Minyo donné par le chanteur Lee Hee-moon et diffusé en temps réel sur le moteur de recherche Naver en juillet 2021. De style fantastique, cette image diffusée avant le concert représente le personnage du même nom, dont la création est aussi due à Lee Hee-moon. Ce dernier nom est en même temps un clin d’œil plein d’humour faisant allusion au nom du personnage et une parodie du genre traditionnel du minyo.Avec l’aimable autorisation de Lee Hee Moon Company Les synergies et projets communsLa « Joseon pop » représente ainsi l’aboutissement d’une longue histoire qui allait créer des conditions favorables à l’apparition de groupes plus connus à l’étranger qu’en Corée, tels Black String, Jambinaï ou LEENALCHI. Fruit de cette même évolution, le festival annuel Yeo Woo Rak a été couronné de succès dès sa première édition proposée en 2010 par le Théâtre national de Corée et, s’il possédait au départ une dimension nationale, il allait se changer par la suite en une célébration pleine de créativité de la musique du monde grâce à de jeunes musiciens à l’inspiration féconde.Par ailleurs, les artistes dans leur ensemble, tout comme le public, perçoivent eux aussi différemment la musique traditionnelle, comme en témoigne l’émission de concours de chansons Pungryu Daejang (Masters ès arts) qu’a diffusée la chaîne de télévision JTBC de septembre à décembre 2021 et au cours de laquelle de jeunes musiciens livraient leurs expérimentations effrénées devant des téléspectateurs enchantés par leurs compositions aussi raffinées qu’insolites. La tendance actuelle est aussi à la mise en œuvre de projets rassemblant musiciens traditionnels et artistes d’autres domaines, dont le théâtre, la danse, le cinéma, la comédie musicale ou les beaux-arts, chacun s’y consacrant avec dynamisme dans le but d’innover. À ce propos, le chanteur Lee Hee-moon, qui a travaillé en étroite collaboration avec de nombreux créateurs de mode, d’art visuel et de vidéo-clips, déclarait lors d’un entretien récent : « La musique traditionnelle doit bien évidemment demeurer dans toute sa pureté, mais j’y vois souvent aussi une sorte d’arme secrète pour que se renouvelle la création dans d’autres genres ». Il reste à savoir si la fameuse « Joseon pop » parviendra à charmer toujours plus le public international des amoureux de musique du monde en quête de nouveauté.#국악
Features 2022 SPRING 590
Ces instruments qui ne connaissent pas de frontières En Corée, les instruments de musique traditionnels regroupent ceux d’origine nationale, dont on joue depuis l’Antiquité, avec d’autres qui ont été introduits du reste de l’Asie ou d’Europe, mais, à travers les siècles, tous ont reflété la culture et la sensibilité du pays par des évolutions qui leur permettaient de s’adapter à leur temps, certains d’entre eux suscitant un fort regain d’intérêt depuis quelques années. Révélateurs de la culture d’un pays par leurs matériaux, formes, dimensions et maniement particuliers concourant à la production du son, les instruments de musique résultent, dans leur conception, d’un ensemble de facteurs tels que la situation géographique, le cadre de vie, la culture et la religion. Toutefois, cette identité propre ne s’arrête pas aux frontières de telle ou telle nation, car d’autres l’ont enrichie de qualités qui donnent naissance à de nouveaux instruments grâce à la mise en présence et à la synergie des cultures de régions voisines, permettant ainsi leur constante évolution.Les instruments traditionnels coréens n’échappent pas à ces phénomènes d’influences réciproques, puisque certains d’entre eux furent introduits à partir de la Chine voilà plusieurs siècles, tandis que d’autres, autochtones mais un temps délaissés, suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt. D’autres encore constituent des variantes locales d’instruments occidentaux adoptés au XXe siècle ou continuent d’évoluer pour accroître leur résonance ou leur tessiture. Chacun à leur manière, les instruments traditionnels coréens voient leur aspect et sonorités se transformer pour exister au-delà des frontières nationales.En entrant dans son histoire moderne, la Corée s’ouvrant à des genres musicaux occidentaux surtout interprétés par des groupes, quatuors ou orchestres, ses instruments traditionnels sont tombés en désuétude, car inadaptés à ces nouveaux formats, notamment lorsqu’ils possédaient une faible résonance ou ne répondaient pas à des critères d’harmonie.Aujourd’hui, toujours plus de musiciens choisissent de pratiquer leur art en solistes et tissent ainsi un lien plus étroit avec leur public autour d’instruments traditionnels aux caractéristiques originales, d’autant qu’apparaît une création spécifique à leur intention pour les tirer de l’oubli où ils étaient tombés faute d’avoir pu exprimer leurs sonorités dans le cadre d’un groupe, mais aussi destinée à des instruments qui n’intervenaient presque jamais seuls autrefois. Les instruments traditionnels s’ouvrent ainsi à des formes d’interprétation plus variées qui leur permettent d’accéder à un répertoire plus étendu, qu’il s’agisse de compositions obéissant aux règles de la musique traditionnelle ou ne relevant pas exclusivement d’un genre donné. Le geomungo L’instrument coréen par excellence Longtemps considérée comme l’emblème de la musique traditionnelle, cette cithare à six cordes représente, par-delà l’interprétation de compositions, un moyen de cultiver et de maîtriser son esprit. Si elle rappelle à première vue son homologue à douze cordes qu’est le gayageum par son matériau, le bois, et ses cordes en soie, elle s’en différencie radicalement par une construction et un maniement qui produisent des sonorités bien distinctes. Tandis que le second consiste, dans le cas du gayageum, à exercer des pressions des doigts sur les cordes et à les pincer pareillement, dans celui du geomungo, qui possède des cordes plus grosses et produit un son grave et profond, il exige, d’une main, de pincer celles-ci à l’aide d’une baguette appelée suldae et, de l’autre, de les tirer ou d’appuyer sur elles. Cette association de percussions et pincements produit un son certes plus austère, mais aussi plus puissant que celui des autres instruments à cordes.Après avoir occupé une place centrale dans les formations musicales de jadis, le geomungo a peu à peu perdu de son importance à l’époque moderne et la création susceptible de le mettre en valeur ne s’est guère renouvelée. Si ce déclin peut s’expliquer par plusieurs facteurs, son faible niveau sonore et ses tonalités sobres n’étaient certes pas de nature à encourager les musiciens à lui réserver une place dans leurs groupes ou orchestres alors de style majoritairement occidental.Surmontant les difficultés que représentait une création capable de lui rendre sa juste place en tirant parti de ses traits distinctifs, quelques musiciens se sont attelés à cette tâche avec succès, à l’instar de Hwang Gina, cette artiste qui exécute des solos et compose des œuvres au ton très actuel et d’une grande sensualité ouvrant d’infinies perspectives à cet instrument. Intitulé Mess of Love, son single numérique de 2021 évoquant les manières différentes dont hommes et femmes vivent une séparation, livre une composition pleine d’esprit dotée d’un développement et d’une conclusion bien marqués. Le piri Quand le bois prend vie Certains instruments semblent prendrevie dès que le souffle humain s’introduit en eux par les perces forées dans leur bois, tel le piri, cet instrument à vent vertical fait de bambou et rappelant le hautbois. Il en existe trois types différents qui se distinguent par leur dimensions et fonctions, à savoir le hyangpiri, dont le nom signifie littéralement « piri local » et qui est le plus long des trois, le sepiri, qui présente un profil élancé, et le dangpiri, surtout destiné au répertoire de la musique de cour ou de style chinois.Dans la plupart des compositions traditionnelles coréennes, qu’elles aient été de type populaire ou destinées à être jouées au palais royal, le piri servait à l’interprétation de la mélodie principale. Il appartient à la catégorie des instruments à vent avec anche, par opposition à ceux qui n’en possèdent pas, la sienne étant double et portant le nom de « seo ». Pour en jouer, le musicien souffle dans l’alésage, en maîtrisant la force de l’air insufflé et en ouvrant et fermant avec les doigts les trous de tonalité dits jigong. En agissant sur la languette ou sur la position de l’anche, le musicien détermine la hauteur à laquelle doit se situer l’instrument, puis il procède à différents réglages au moyen de procédés spécifiques. Une sensibilité particulière et une excellente maîtrise de l’instrument s’imposent pour effectuer ces opérations délicates.Le piri convient à un très large répertoire englobant les œuvres contemporaines, qui y font fréquemment appel pour l’interprétation de leur thème mélodique principal et on peut donc s’étonner qu’il n’existe que très peu de formations entièrement composées de joueurs de piri. Le trio BBIRIBBOO figure parmi ces exceptions, puisqu’il compte deux de ces musiciens, auxquels s’ajoute un producteur. Par ses interprétations pleines d’humour et d’inventivité de morceaux très divers du répertoire traditionnel, cet ensemble contribue remarquablement à faire redécouvrir les charmes du piri.Dans l’album intitulé In Dodri qu’il a enregistré l’année passée, il livre un arrangement funky de Yangcheong Dodeuri, l’une des trois pièces constitutives de la suite classique Cheonnyeon Manse (« Célébration de l’éternité »), qui se jouait lors des banquets donnés à la cour des rois de Joseon (1392-1910). Aux côtés d’un orgue à bouche avec anche libre dite saenghwang, le piri rend à merveille le tempo rapide et les mélodies entraînantes de cette composition. L’ulla Vibrations et résonance D’un emploi relativement récent par rapport aux autres, cet instrument traditionnel d’origine chinoise a fait son apparition dans le pays à une époque encore indéterminée. S’il n’en est pas fait mention dans les Akhak gwebeom, ces « canons de la musique » qui constituèrent le plus important traité de musique du début de la période de Joseon, il figure en revanche dans des documents historiques datant de sa seconde moitié.Il s’agit d’un instrument à percussion composé de dix petits gongs de cuivre suspendus dans un cadre en bois et frappés par le musicien d’une ou des deux mains, à l’aide d’une baguette. Les gongs sont répartis sur quatre rangées dont la hauteur va croissant de bas en haut et de gauche à droite, la plus élevée correspondant à ceux qui produisent les sons les plus aigus. Quoiqu’il permette de jouer des mélodies, contrairement à la plupart des instruments à percussion, l’ulla fait le plus souvent partie d’un ensemble de percussions où le musicien qui en joue n’exécute que rarement des solos. Son emploi se limite actuellement à l’accompagnement musical des processions qui se déroulent lors des cérémonies de relève de la garde des palais royaux ou des reconstitutions d’un cortège royal.La percussionniste Han Solip a produit dernièrement de superbes compositions pour instruments à percussion, notamment l’ulla, dans un premier single numérique enregistré en 2018, All Grown-ups Were Once Children, qui égrène les sonorités pures de l’ulla dans une chaleureuse atmosphère onirique. L’impression qui se dégage de ce solo diffère nettement de celle qui émane de la musique des processions traditionnelles car, dans le premier cas, l’interprétation s’attache à mettre en relief la douceur des percussions et des mélodies lyriques plutôt que les sons perçants qu’émettent les gongs lorsqu’ils sont frappés avec vigueur. D’aucuns prévoient que toujours plus de musiciens s’intéresseront bientôt aux possibilités qu’offre cet instrument au son d’un minimalisme moderne. © Choi Yeong-mo Le cheol-hyeongeum Une guitare métamorphosée Genre de cithare à cordes d’acier, le cheol-hyeongeum a été créé par Kim Yeong-cheol, un maître funambule qui se produisait au sein d’un groupe d’artistes masculins itinérants, dits namsadang, dans les années 1940, cette réalisation constituant l’un des rares cas de modification et d’adaptation d’une guitare en vue de son utilisation selon les règles qui s’appliquent aux instruments de musique traditionnels coréens. Kim Yeong-cheol en aurait conçu l’idée en s’amusant à poser cet instrument sur le sol comme un geomungo, c’est-à-dire en le faisant tenir debout, et aurait alors pensé qu’il pourrait ainsi allier les qualités des deux instruments en un seul. Alors que les cordes dont sont pourvus les instruments traditionnels coréens sont le plus souvent faites de fils de soie, le cheol-hyeongeum possède des cordes en acier, à l’instar de certaines guitares. Quant à son maniement, il reprend celui du geomungo en faisant usage d’une baguette appelée suldae qui sert à pincer les cordes de la main droite, tandis que la gauche déplace un coulisseau le long des cordes, les sons ainsi produits n’ayant plus rien de commun avec ceux d’une guitare. Subtile alliance de deux instruments différents, le cheol-hyeongeum témoigne à sa manière de la vitalité et du dynamisme de son époque.Instrument peu commun que pratiquent très peu de musiciens, le cheol-hyeongeum a suscité fort peu de création, mais de nouvelles compositions permettent depuis peu de l’entendre plus souvent résonner. Au nombre de celles-ci, The Waves of the Neocortex, qui date de 2019 et est due au trio de gayageum Hey String, le fait intervenir au milieu des morceaux pour produire des mélodies métalliques nettes, mais arrondies qui contrastent avec celles du gayageum. © Song Kwang-chan Le janggu Le début et la fin Le janggu, ce tambour en forme de sablier omniprésent dans la musique traditionnelle coréenne, marque presque toujours la première et la dernière parties d’un morceau de musique de ses battements qui fournissent le tempo. Sa caisse de résonance est réalisée dans un tronçon de tronc d’arbre que l’on a évidé aux extrémités et aminci en son centre pour obtenir une forme allongée, puis les deux côtés du sablier ainsi réalisé sont recouverts de morceaux de cuir retenus par des cordes. C’est cette surface en peau que frappe le musicien, sur le côté gauche de l’instrument appelé « gung », soit de la paume de la main soit à l’aide d’un maillet arrondi dit gungchae, tandis que le côté droit, ou « chae », est percuté par le yeolchae, qui est une baguette en bois. Cet instrument est aussi connu sous les noms de janggo ou de seyogo, ce dernier signifiant « tambour à taille fine ».Le janggu est en principe destiné à l’accompagnement des autres instruments, quoique certaines compositions mettent sans conteste en valeur ses qualités mélodiques et les rythmes frénétiques et grisants qu’il produit, notamment dans les seoljanggu, ces exploits individuels, et dans le pungmulgut, qui désigne le défilé de la fanfare villageoise. Toutefois, rares sont les exemples de musique créée exclusivement pour des instruments à percussion, les possibilités qui s’offrent à ces compositions étant, par nature, beaucoup plus limitées que dans le cas d’instruments mélodiques. Depuis peu, les percussions traditionnelles attirent des musiciens qui souhaitent jouer en solistes et donner à leur musique une portée dépassant les limitations imposées par la tradition.La soliste Kim So Ra se montre particulièrement dynamique à cet égard, comme l’atteste son deuxième album, Landscape, qu’elle a enregistré en 2021 pour proposer une nouvelle lecture des rythmes de la musique chamanique et villageoise. Dans ses interprétations à la fois débordantes d’énergie et empreintes d’une élégante retenue, elle fait subtilement osciller le rythme entre tension et détente, révélant ainsi l’exceptionnelle vitalité de son instrument et fournissant une rare occasion de voir dans ses compositions pour janggu une nouvelle forme d’expression musicale à part entière.#국악