Toujours plus recherchées pour fournir la matière première de films, jeux et divertissements d’autres types, les nouvelles formes de « super propriété intellectuelle » que constituent les webtoons sont appelées à voir leur valeur progresser au fur et à mesure que montent en puissance les plates-formes de contenus mondiales telles que Netflix.
L’ intérêt que présente l’exploitation des webtoons au cinéma, dans les séries télévisées, les jeux et l’animation n’est apparu que dernièrement et, jusqu’à la fin de la moitié des années 2000, cette diffusion se limitait à certains genres de la production transmédia. Seules de rares oeuvres y étaient adaptées, tels Love Story de Kang Full mis en scène au théâtre ou The Great Catsby de Kang Do-ha qui a donné le jour à une comédie musicale.
En outre, la rentabilité de telles productions s’est avérée modeste jusqu’à celle, en 2010, de Moss, un film à suspense de Kang Woo-suk qui allait inverser cette tendance. Inspirée du webtoon éponyme de Yoon Tae-ho, cette
oeuvre a été la première adaptation de ce type à connaître le succès au box-office en attirant près de 3,35 millions de spectateurs, franchissant ainsi haut la main le seuil de rentabilité, mais elle a aussi remporté nombre de prix dans des festivals, dont ceux du meilleur réalisateur, du meilleur acteur et de la meilleure image, ce qui allait inciter bien d’autres à imiter son exemple.
Parmi les plus réussies, la série télévisée The Sound of Your Heart, qui reprend un webtoon dû à Cho Seok, fournit une excellente illustration de l’adaptabilité de telles oeuvres à d’autres médias. Diffusée quatorze années durant jusqu’en 2020, il s’agit de la plus longue de toutes celles qu’a proposées Naver Webtoon, la plus grande plate-forme coréenne de bandes dessinées numériques. Ses épisodes présentaient des scènes de la vie quotidienne dont les personnages s’inspiraient de personnes réelles évoluant dans l’entourage de l’auteur. En 2016, ils allaient être repris dans un « sitcom » en cinq parties diffusé dans un premier temps sur l’Internet, puis au petit écran, et, deux ans plus tard, Netflix allait en proposer une nouvelle version en vingt parties intitulée The Sound of Your Heart – Reboot, avec une distribution des rôles entièrement remaniée. Cette même année, c’était au tour des jeux vidéos de mettre en scène les personnages du webtoon d’origine, tandis qu’un feuilleton d’animation proposait aux enfants ses vingt-six épisodes sur différentes chaînes spécialisées.
Selon les données chiffrées rendues publiques lors d’une exposition consacrée aux médias interactifs qui avait pour thème L’ère des plates-formes des webtoons : l’ascension météorique de leur propriété intellectuelle et qu’accueillait la Bibliothèque nationale de Corée, pas moins de 19 films, 36 séries télévisées, 19 jeux vidéo, 17 animations, 65 pièces de théâtre et 14 comédies musicales ont été créés à partir de webtoons à la fin de la première moitié des années 2010.
Scène du film Moss qu’a réalisé Kang Woo-suk à partir du webtoon à suspense éponyme dû à Yoon Tae-ho. Son personnage principal, en retournant dans le petit village où vivait son père, découvre que ses habitants dissimulent d’étranges secrets.
© CJ ENM
© Yoon Tae-ho, SUPERCOMIX STUDIO Corp.
Scène de Moss, au cinéma et en webtoon, où l’homme de confiance du chef coutumier du village tente de s’introduire dans la maison du personnage principal.
© STUDIO DRAGON
© Yoon Tae-ho, SUPERCOMIX STUDIO Corp.
Accessible sur Daum Webtoon sous forme de série, puis adaptée au petit écran en vingt épisodes et ovationnée par le public dans un cas comme dans l’autre, la bande dessinée Misaeng, Incomplete Life parle des difficultés que rencontre un jeune homme nommé Jang Geu-rae pour s’intégrer à son milieu professionnel.
Un tournant
Au mois de janvier 2019, la diffusion de la première saison de la nouvelle série originale Kingdom de Netflix a représenté une importante étape dans l’adaptation de webtoons à des applications transmédias en termes de qualité comme d’échelle de production. Cette série de films d’horreur où sévissent des morts-vivants reprenait l’idée originale de The Kingdom of The Gods, une production antérieure de Webtoon YLAB. Afin de restituer plus fidèlement les éléments constitutifs du récit d’origine et d’assurer leur adaptation selon les règles de l’art, Kingdom a, dans un premier temps, été transformée en un nouveau webtoon proposé sur Naver une semaine avant sa diffusion sur Netflix.
Kim Eun-hee, qui réalise des créations dramatiques pour la télévision, s’était chargée de la composition des scénarios du webtoon et de la série télévisée en vue d’une parfaite reprise du premier par la seconde, laquelle allait être proposée dans 190 pays différents et se hausser au neuvième rang des émissions télévisées à succès sur la base de données en ligne IMDb qui fournit à ses abonnés des informations dans ce domaine, ainsi que sur le cinéma. À sa sortie, en 2020, la seconde saison de Kingdom, également diffusée par Netflix, a été classée par le New York Times parmi les « dix meilleures émissions de télévision du monde », et une troisième, en cours de réalisation, devrait lui succéder.
Ce succès a favorisé l’essor des pratiques d’adaptation transmédia de webtoons, mais aussi assuré une continuité entre les canaux de distribution des chaînes de télévision locales et les plates-formes dites « OTT », c’est-à-dire « over-the-top » et de grandes plates-formes internationales telles que Netflix ou la Chinoise Tencent.
À l’origine, la série Kingdom que proposait Netflix reprenait très fidèlement le webtoon The Kingdom of the Gods dont elle s’inspirait et qui met en scène les batailles que livre un prince héritier à des morts-vivants pour reconquérir son futur royaume.
Au mois de janvier 2019, la diffusion de la première saison de la nouvelle série originale Kingdom de Netflix a représenté une importante étape dans l’adaptation de webtoons à des applications transmédias en termes de qualité comme d’échelle de production.
Un souffle nouveau
Le procédé de la narration transmédia consiste à mettre en oeuvre différents médias, platesformes et genres pour créer un univers narratif complexe à partir d’un récit donné et peut soit porter sur des oeuvres originales ayant remporté un succès exceptionnel avéré en les adaptant à d’autres médias, plates-formes ou genres, soit intervenir dès leur sortie en développant des contenus de type « crossover ».
Le feuilleton Misaeng, Incomplete Life tiré du webtoon Misaeng de Yoon Tae-ho (2012-2013) fournit un bon exemple de la première de ces approches. Suite à sa diffusion très bien accueillie sur le moteur de recherche Daum, il allait aussitôt donner lieu à la réalisation d’un court-métrage visible sur téléphone portable et intitulé Misaeng, Incomplete Life: Prequel, qui évoquait des aspects de la vie des personnages que n’avait pas abordés l’oeuvre d’origine. En 2014, la chaîne câblée tvN allait à son tour en diffuser une adaptation en vingt épisodes intitulée Misaeng, Incomplete Life dont l’acteur Yim Si-wan interprétait le rôle principal, comme il l’avait fait au septième art. La diffusion de cette série se poursuivait encore que Yoon Tae-ho complétait déjà son webtoon de de cinq nouveaux épisodes spécialement consacrés au passé de l’un des personnages principaux, Monsieur Oh.
Puis, avec Misaeng 2, il lui donnera une suite que proposeront Daum et KakaoPage sous forme de série de 2015 à 2018, mais, tandis que le webtoon d’origine traitait de la concurrence impitoyable que se livraient personnels salariés et contractuels dans une grande société, son adaptation sérialisée portait sur celle qui opposait une petite entreprise à un grand groupe industriel. Tout en reposant sur des scénarios différents, webtoon, film sur mobile et série participaient au même titre de l’univers de « Misaeng ».
Autre création ayant donné lieu à une série, mais due cette fois à Kwang Jin, le webtoon Itaewon Class (2016-2018) constitue une excellente illustration de la reprise transmédia dont peut aussi faire l’objet une oeuvre dans un autre pays. En 2017, alors qu’était en cours sa sérialisation en Corée, une version japonaise, rebaptisée Roppongi Class, allait être diffusée sur la plate-forme de bandes dessinées numériques Piccoma créée par Kakao Japan, qui est la filiale japonaise de Kakao Corp.
Au début de l’année dernière, ce même webtoon allait être repris sous forme de série télévisée proposée par le réseau câblé coréen JTBC et éveiller aussitôt l’intérêt de Netflix. Le succès qu’elle remportera sur le réseau Netflix Japon, où elle se classera au deuxième rang des oeuvres les plus regardées, aura pour effet de remettre au goût du jour le webtoon Roppongi Class, dont les ventes enregistreront une croissance vertigineuse de 454 % par rapport à l’année précédente.
Une transition dans les supports
Le webtoon What’s Wrong with Secretary Kim? (2016-2018), qui reprend scrupuleusement les thèmes et motifs du roman éponyme de Jung Kyung-yoon paru en 2013 en version électronique, a reçu du public un accueil particulièrement chaleureux qui a incité à la création d’une série télévisée en seize épisodes diffusée par tvN en 2018. Le succès retentissant qui l’a à son tour couronnée a entrainé l’édition d’une version papier du roman d’origine, pas moins de cinq années après la sortie de l’e-book.
Réalisé par Jo Sung-hee et disponible sur Netflix depuis février 2021 sous forme de film, l’opéra spatial Space Sweepers évoque l’odyssée du Seungri-ho (Victory), un satellite collecteur de débris d’engins abandonnés dans l’espace et dont l’équipage va vivre de tragiques événements après la découverte de l’enfant humanoïde Dorothy, une redoutable arme de destruction massive. D’emblée, cette oeuvre sera conçue dans une optique de narration transmédia qui permettra au Producteur Bidangil [Route de la soie] d’en faire aussitôt une version pour le cinéma, tandis que Kakao Entertainment Corp. produira un webtoon reprenant son thème Space Sweepers, dont les dix-neuf épisodes précéderont la sortie de la série éponyme réalisée entre mai et septembre 2020.
De nouveaux épisodes du webtoon paraîtront en Corée après la sortie du film, mais l’ensemble de l’oeuvre sera aussi éditée sous forme de feuilleton au Japon, en Indonésie, en Amérique du Nord et en France, la raison en étant que les webtoons, affranchis qu’ils sont des contraintes de temps pesant sur les longs-métrages, bénéficient d’une grande liberté dans la création de leurs personnages.
Dans le cas de Space Sweepers, l’if visé était de pouvoir fournir une version spécifique aux cinéphiles et aux lecteurs de webtoons, simultanément et sous une forme optimisée en fonction des particularités des supports respectifs et, à ce titre, cette oeuvre semble résulter d’un haut degré d’évolution de la narration transmédia. Dans l’univers narra-tif créé autour du vaisseau spatial et des personnages, film et webtoon participent chacun à leur manière d’un divertissement tout aussi riche en découvertes pour l’un que pour l’autre des deux publics concernés. La démarche adoptée semble fructueuse dans la mesure où elle permet de diversifier et d’optimiser la rentabilité de ces produits en créant un cycle vertueux par lequel les spectateurs en viennent à s’intéresser au webtoon et vice versa pour les lecteurs.
© Kwang jin / Courtesy of Daum Webtoon
© JTBC
De toutes les séries télévisées reprenant un webtoon, Itaewon Class a attiré la plus forte audience. Situant son action dans ce quartier cosmopolite de Séoul, elle évoque le combat que mène un jeune dirigeant de start-up contre une grande entreprise de l’agro-alimentaire. Les vues ci-contre du webtoon et de la série montrent ce dernier, appelé Park Saeroyi, aux côtés du grand patron Jang Dae-hee. Le scénario de la série est également dû à son auteur Kwang jin.
Courtesy of Netflix
Réalisé par Jo Sung-hee, Space Sweepers fait se dérouler des événements dramatiques à bord du vaisseau spatial Seungri-ho, c’est-à-dire victoire, qui assure la collecte des débris intersidéraux, suite à la découverte par l’équipage d’un enfant humanoïde en son sein. Il fournit un excellent exemple de narration transmédia parfaitement réussie, puisqu’il a été simultanément produit par Bidangil Pictures et édité sous forme de webtoon par Kakao Entertainment Corp.
© Hongjacga, Kakao Entertainment Corp.
La super propriété intellectuelle
De grandes entreprises du secteur coréen du webtoon comme Naver Webtoon, Kakao Entertainment Corp. ou YLAB protègent aujourd’hui leur activité par le recours à la « super propriété intellectuelle », une notion qu’a créée le géant chinois du numérique Tencent et qui recouvre les jeux, webtoons et films se prêtant à d’infinies possibilités d’adaptation à différents formats de divertissement afin de générer des profits croissants.
Tel est le cas de YLAB, qui, sur la page que lui consacre Naver Webtoon, propose un « Super » où les personnages des différents webtoons de cette plate-forme s’unissent pour vaincre les forces du mal et sauver notre planète, à l’image des super-héros du Marvel d’Hollywood qui affrontent l’ennemi tantôt ensemble, tantôt seuls. Issu de l’univers du webtoon et intitulé Terror vs Revival, le premier cross-over qu’a fait éditer YLAB en janvier 2021, oppose les personnages Terror Man à Revival Man. Au vu de ce qui précède, il semble que la narration transmédia soit amenée à évoluer vers des « univers narratifs » plus larges où intrigue et personnages, tout en participant d’une même vision du monde, croissent et se développent sans discontinuer par le biais de différents genres, plates-formes et médias.