Une septième place au classement du Billboard pour les singles, des participations par dizaines à des émissions télévisées de grande audience telles que The Ed Sullivan Show ou The Dean Martin Show et l’arrivée à Las Vegas du premier groupe féminin venu d’Asie : autant de prouesses dont peut se targuer le trio de chanteuses coréennes Kim Sisters qui a fait irruption dans le show-business américain plus de soixante ans avant que son homologue masculin BTS ne triomphe dans ce même pays. Ses membres se nommaient Sue Kim, Aija Kim et Mia Kim, celle-ci étant la cousine des premières, deux sœurs nées de l’union du compositeur Kim Hae-song avec la non moins célèbre chanteuse Lee Nan-young, dont le frère aîné était le compositeur Lee Bong-ryong, ainsi que le père de Mia Kim. C’est en 1953 que le groupe entame sa carrière musicale en se produisant dans les spectacles que donnait la Huitième Armée américaine pour ses militaires en garnison dans le pays. Ses trois artistes s’avéreront tout aussi douées pour la danse que pour le chant, jouant en outre de plusieurs instruments de musique différents, et le succès qu’elles remporteront auprès de ce public de soldats leur vaudra de se produire aux États-Unis dès 1959.
À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Lee Nan-young célébré en 2016, la première chanteuse des Kim Sisters, Sue Kim, allait accorder l’entretien dont suit un extrait à son domicile de Henderson, une ville du Nevada.
Pour marquer leur retour en Corée en 1970, douze ans après leur départ, les Kim Sisters donnèrent au Seoul Citizens Hall quatre journées de spectacle au cours desquelles le public allait les ovationner. De gauche à droite : Mia, Sue et Aija Kim. © Newsbank
Comment est né le groupe ?
C’est ma mère qui l’a créé, car, depuis que mon père avait été enlevé et emporté en Corée du Nord, en 1950, c’est-à-dire pendant la guerre de Corée, elle chantait sur les bases de la Huitième Armée pour gagner sa vie. Ne pouvant assurer ces spectacles épuisants à elle seule, elle a fait appel à ma sœur aînée, Yeong-ja, et à moi-même pour que nous nous joignions à elle. À l’époque, je me souviens que nous avons même chanté des chansons espagnoles et fait des claquettes. Quand Yeong-ja a grandi, ma sœur cadette Aija et ma cousine Mia l’ont remplacée, notre groupe prenant le nom de Kim Sisters.
Quand et comment avez-vous appris la musique ?
C’est notre père qui nous l’a enseignée dès notre plus jeune âge, à six ans, peut-être, dans mon cas. Papa avait l’art d’arriver sans crier gare et, dès qu’il nous lançait : « Un, deux, trois ! », mes six frères et sœurs et moi devions nous mettre en rond et chanter en chœur. À la moindre fausse note, il n’hésitait pas à manier la badine, mais il nous adorait. Il était aussi très fier de nous et le faisait savoir à ses amis : « Je ne suis peut-être pas riche, mais j’ai au moins mes enfants ! ». Cependant, il se montrait tout aussi sévère qu’affectueux et je me souviens très bien que maman, qui désapprouvait ses méthodes, l’a menacé plus d’une fois de prendre ses cliques et ses claques et de s’en aller.
Avec elle, il en allait tout autrement. Pour nous faire répéter avant les spectacles de la Huitième Armée, elle commençait par apprendre les titres américains que nous chanterions, puis, avec beaucoup d’application et d’intelligence, elle nous entraînait à les interpréter. Pendant ces répétitions, elle avait toujours à portée de la main une corbeille recouverte d’un linge blanc et remplie de fruits, comme les bananes, qui étaient très coûteuses à l’époque. Elle nous en donnait un quand nous savions chanter une chanson, ce qui avait de quoi nous encourager.
De quand date votre premier voyage aux États-Unis et qu’avez-vous alors ressenti ?
En 1958, maman a signé un contrat avec une agence artistique, mais nous sommes d’abord allées chanter devant les soldats américains d’Okinawa et ce n’est qu’en janvier 1959 que nous nous sommes envolées pour Las Vegas. Le contrat portait seulement sur quatre semaines, mais nous avons donné le meilleur de nous-mêmes, car nous prévoyions un retour difficile. Dès le premier spectacle, le succès était au rendez-vous, ce qui nous a permis de signer un nouvel engagement. Par la suite, nous avons été sollicitées pour la célèbre émission The Ed Sullivan Show, où n’étaient invités que des artistes très connus comme Elvis Presley ou Louis Armstrong. Pour notre part, nous y avons participé pas moins de vingt-deux fois et c’était toujours moi qui me chargeais de choisir et arranger les chansons, ainsi que de faire réaliser les costumes.
Ce ne doit pas avoir été sans inquiétude que votre mère a vu ses filles partir pour ce pays lointain. Que vous a-t-elle recommandé ?
Ses deux principaux conseils ont été : « Toujours bien vous entendre » et « Ne pas sortir avec des garçons », car elle pensait qu’il fallait que nous restions unies pour nous occuper les unes des autres et qu’en fréquentant des garçons, nous risquerions d’avoir des dissensions. Comme nous n’avions de toute façon pas eu de petits amis en Corée, nous n’éprouvions pas le besoin de faire des rencontres à l’étranger.
Quels souvenirs gardez-vous de votre séjour aux États-Unis ?
Avant tout, la cuisine coréenne nous manquait terriblement, en particulier le kimchi, dans le cas d’Aija, qui a fini par avoir un ictère. De plus, nous ne travaillions pas dans de très bonnes conditions. Après avoir chanté plusieurs chansons, nous nous allongions quelques minutes sur un lit placé dans les coulisses, puis il fallait repartir en scène. En dépit de cela, Aija avait plus que tout envie de kimchi, au point de pleurer, ce qui lui arrivait souvent. Heureusement, nous en avons reçu de Corée, mais cela a pris du temps. La première fois, quand je suis allée chercher le colis, on ne me l’a pas remis, pour la bonne raison qu’il avait été jeté à cause du jus qui coulait partout, et je me souviens avoir marmonné : « Plus il fermente, mieux c’est ».
Comment s’est déroulée votre vie là-bas ?
Aija s’est mariée en mars 1967 et Mia, le mois suivant, alors je me suis sentie très seule, mais, un beau jour, j’ai rencontré John et l’ai épousé un an après, également en avril. Il faisait partie de nos plus fidèles admirateurs et avait assisté à nos spectacles pas moins de huit fois. En 1973, nous avons fini par dissoudre le groupe, mais en 1975, ma sœur aînée Yeong-ja s’est jointe à nous pour nous faire remonter sur scène, ce que nous avons fait dix années durant. Quand Yeong-ja est partie de son côté, Aija et moi avons créé, avec nos jeunes frères Yeong-il et Tae-seong, un nouveau groupe que nous avons appelé les Kim Sisters & Kim Brothers. Puis Aija a décédé d’un cancer en 1987, alors notre formation a pris pour nom Sue Kim et Kim Brothers. J’y ai chanté jusqu’en 1994, année où j’ai eu un accident de la route et subi des blessures au dos qui ne m’ont pas permis de continuer à chanter. Pour me lancer dans une autre voie, j’ai décidé de me reconvertir dans l’immobilier et, après sept échecs successifs, j’ai enfin obtenu ma carte professionnelle, ce qui m’a permis de travailler comme agente pendant ces vingt dernières années.