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2019 SPRING

RUBRIQUE SPÉCIALE: Les prémices de la modernitéà l’aube du XXe siècle

Jeongdong, quartier où naquit l’espoir d’un État moderne

Situé au cœur de Séoul, le quartier de Jeongdong vit naître l’Empire de Corée et accueillit les légations occidentales, missionnaires chrétiens et conseillers techniques qui pénétraient pour la première fois sur son sol, de sorte qu’il allait faire figure de vitrine de cette modernité occidentale que souhaitait l’empereur. En 1910, l’usurpation de la souveraineté nationale par le Japon allait anéantir le rêve que nourrissait ce monarque de construire un État fort et indépendant en mettant fin à cet empire treize ans à peine après son instauration.

Les constructions de style traditionnel ou occidental qui encadrent la salle du trône du palais de Deoksu datent du début du XXe siècle. C’est là qu’en 1897 Gojong, vingt-quatrième monarque du royaume de Joseon, proclama l’Empire de Corée et engagea une intense activité diplomatique en dépit de laquelle la nation allait se voir priver de sa souveraineté en 1910.© office de gestion du palais de Deoksugung

Dans les années 1880, l’ouverture de la Corée au monde extérieur modifia profondément la configuration traditionnelle du quartier de Jeongdong, qui vit nobles et fonctionnaires royaux s’établir à proximité du palais de Gyeongbok, ainsi que les émissaires de pays occidentaux soucieux de se trouver au plus près de la cour.

Le premier à y élire domicile fut l’Américain Lucius Harwood Foote, qui avait été chargé de prendre la tête d’une légation en vertu du Traité de paix, d’amitié, de commerce et de navigation, dit de Shufeldt, conclu avec la Corée. À cet effet, il acheta en 1884 la maison d’une famille de nobles, les légats britannique, russe et français ne tardant pas à s’installer à leur tour dans le quartier. Ils y élevèrent de magnifiques demeures de style occidental par lesquelles ils entendaient afficher leur grandeur et leur opulence, contrairement à Lucius Harwood Foote et à sa modeste acquisition de style traditionnel. Toujours sur pied dans l’enceinte de l’actuelle résidence de l’ambassadeur des États-Unis, ce petit hanok d’autrefois accueille encore des occupants et figure parmi les premiers biens dont se sont dotés les États-Unis à l’étranger.

Dans ces circonstances, les activités diplomatiques prirent rapidement leur essor à Jeongdong, qui fut bientôt connu sous les nom de « quartier des légations » ou de « rues des légations » et où se multiplièrent aussi hôtels et commerces à l’intention du corps diplomatique et de ses invités, ces ressortissants étrangers transformant les lieux à leur goût.

L’arrivée des premiers missionnaires chrétiens allait en outre entraîner l’implantation du siège de l’Église presbytérienne et méthodiste américaine situé à proximité de la légation américaine et aussitôt pourvu d’hôpitaux modernes et d’écoles de missionnaires comme celles de Pai Chai Hakdang, Ewha Haktang et Kyungshin qui allaient devenir plus tard de prestigieux établissements. En ces temps où les jeunes filles demeuraient exclues du système scolaire, ces religieux jouèrent un rôle important dans le développement de l’instruction féminine et le quartier dans son ensemble en vint à représenter culture et modernité occidentales aux yeux de la population.

Dernier prince héritier de Joseon, le roi Yeongchin pose, au fond et au centre, parmi de hauts fonctionnaires, pour cette photo prise en 1911 au pavillon de Seokjojeon, une construction de style néo-classique où l’empereur Gojong recevait les émissaires étrangers et que le pouvoir colonial japonais transforma en musée d’art après l’annexion de la Corée.© Musée national des palais de Corée

Chefs de missions diplomatiques étrangères se tenant en 1903 au pavillon de la légation américaine situé à Hanseong, l’ancien nom de Séoul, à l’issue d’une réunion à laquelle ils avaient été conviés par le ministre Horace N. Allen (quatrième à gauche).

Le renouveau d’un État
Par la proclamation de l’Empire de Corée, dit Daehan Jeguk en coréen, le roi Gojong affirma l’indépendance du pays au regard du droit international et mit ainsi un terme aux liens de vassalité qui l’unissaient à la Chine, mais aussi à ce royaume de Joseon qui rayonnait depuis 1392 avant de connaître un déclin inexorable. Âgé de 45 ans, le nouvel empereur donna à l’époque qui s’ouvrait le nom de« Gwangmu », c’est-à-dire du « guerrier flamboyant », qu’il adopta également en se faisant couronner empereur. Il entendait apporter à son pays la prospérité et la modernisation qui lui permettraient de se défendre des menées chinoises, japonaises et russes à l’encontre de sa souveraineté.

L’empereur entreprit aussi d’apporter des transformations à son palais de Gyeongun situé à Jeongdong et, en dirigeant éclairé qu’il aspirait à être, il encouragea sans réserve le recours à l’architecture occidentale pour mener résolument cette modernisation emblématique de celle du pays. Aux côtés du pavillon traditionnel de Junghwajeong, qui abritait la salle du trône symbolisant le pouvoir royal, apparurent alors de nouveaux bâtiments de style occidental dignes d’un pays moderne.

Portrait en pied de l’empereur Gojong, cheveux coupés très courts, tiré de l’Album de photos de la famille royale Yi qui fut publié en 1920. Son fils Sunjong lui avait succédé au trône après qu’il eut été contraint d’abdiquer en 1907.© Musée d’histoire de Séoul

Une construction de plain-pied, dite Jungmyeongjeon, fut notamment élevée à l’arrière du palais, non loin de la légation américaine, pour y aménager la bibliothèque royale de style occidental. Détruit par le feu à deux reprises, cet édifice fut reconstruit en brique et pourvu d’un étage où finit par résider l’empereur à partir de 1904. C’est là qu’il accueillit Alice Roosevelt, la fille du président américain Theodore Roosevelt et son secrétaire à la défense William Howard Taft qui effectuaient alors des missions diplomatiques de grande ampleur en Asie. Soucieux d’assurer le soutien des États-Unis à l’Empire, le souverain leur offrit une excellente hospitalité et leur fit présent de son portrait en pied pris dans le couloir de ce bâtiment, ce qui n’allait pas suffire à faire revenir William Howard Taft sur son refus d’enrayer la montée du Japon dans la région, car il estimait qu’en plaçant la Corée sous son protectorat, celui-ci contribuerait à la stabilité de tout l’Extrême-Orient.

L’adjonction d’un étage fut aussi réalisée au pavillon de Dondeokjeon bâti en 1901 à l’intention des personnalités invitées aux cérémonies de commémoration du 40e anniversaire de l’empereur, lesquelles durent finalement être annulées. Par la suite, cet édifice alliant les styles gothique et Renaissance n’allait pas moins servir régulièrement à l’accueil des dignitaires étrangers par l’empereur ou à la tenue de banquets où assistaient les hauts fonctionnaires arborant leurs costumes à queue-de-pie.

Le pavillon de Seokjojeon, pour sa part, constitue la plus grande construction de style occidental qui soit parvenue jusqu’à nos jours dans l’enceinte du palais. Sa réalisation est due à deux Britanniques dont l’un, John McLeavy Brown, qui occupait le poste de conseiller aux finances, eut l’initiative, tandis que l’autre, un ingénieur nommé J. R. Harding, qui avait exercé à Shanghai, se chargea de la conception.

Au terme de leurs études, ils proposèrent de réaliser un édifice de style néo-classique convenant à ce roi désireux de symboliser la modernité du pays en dépit des difficultés économiques que connaissait celui-ci, mais le chantier qu’il exigea ne s’acheva malheureusement qu’au mois de juin 1910, soit deux mois à peine avant l’annexion japonaise.

L’Empire de Corée mit aussi en œuvre divers autres grands travaux d’infrastructure, notamment sous l’impulsion de Yi Chae-yeon, qui était le magistrat en chef de Hanseong, l’ancien nom de Séoul. Ayant également été en poste à la légation coréenne de Washington, il allait concevoir le schéma directeur d’un plan d’urbanisme qui prenait pour modèle la capitale américaine. L’entreprise Hanseong Electric Co., dont la création fit appel à des fonds privés fournis par l’empereur Gojong, se vit quant à elle confier plusieurs travaux d’infrastructure, dont la réalisation des réseaux électrique, téléphonique et du tramway, ainsi que l’adduction d’eau. Dès 1899, elle mit en service une première ligne de tramway qui reliait d’est en ouest le quartier de Seodaemun à celui de Cheongnyangni et fut la deuxième d’Asie après celle de Kyoto. L’année suivante, l’éclairage public allait être assuré sur une grande artère de la capitale, l’avenue de Jongno, dont les réverbères jalonnèrent désormais tout le parcours.

L’action diplomatique
Ayant entrepris dans les années 1880 de gouverner le pays en monarque éclairé, l’empereur entendait adopter la civilisation occidentale et recueillir toute information utile à cette fin auprès des missionnaires, diplomates ou voyageurs qui se trouvaient en Corée. Dans son palais, il fit installer le téléphone et l’électricité, mais y introduisit aussi des produits tels que le champagne ou le café et, lorsqu’il recevait des émissaires étrangers, revêtu de son uniforme de style prussien, il les conviait à des banquets à l’occidentale ou à des dîners servant des plats français.

Il fit même venir la belle-sœur du premier consul général de Russie en Corée Karl Waeber, une Russe d’origine allemande nommée Antoinette Sontag qui fit bâtir et exploiter un établissement à son nom, l’hôtel Sontag, sur des terrains que lui avait gracieusement cédés l’empereur. Persistant dans la voie de la modernisation du pays, Gojong fit aussi appel à pas moins de deux cents spécialistes étrangers composés de conseillers auprès des ministères et de techniciens intervenant dans les projets d’infrastructure et de transport, mais, s’ils introduisirent les connaissances et procédés techniques occidentaux en Corée, ces experts venus de l’étranger le firent avant tout dans l’intérêt de leurs pays respectifs.

Nombre d’entre eux s’établirent à Jeongdong, où ils côtoyèrent missionnaires ou diplomates, et se joignirent ainsi à la population étrangère plus ancienne de la capitale.

Au fur et à mesure que l’Empire de Corée s’employait à être accueilli au sein de la communauté internationale, le quartier de Jeongdong se transformait en un centre tant officieux qu’officiel d’intenses activités diplomatiques. Dès 1887, le premier diplomate coréen allait rejoindre son poste dans la ville de Washington et, peu après, ce fut au tour de ministres extraordinaires et plénipotentiaires d’être affectés dans des pays européens tels que la Russie, la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne en vue d’y établir des légations. En 1896, l’empereur Gojong chargea même l’un de ses proches collaborateurs nommé Min Yeong-hwan d’assister au couronnement du tsar Nicolas II en tant qu’envoyé extraordinaire, puis, l’année suivante, aux commémorations du 60e anniversaire de l’avènement de la reine Victoria.

En matière d’organisations et de conventions internationales, l’Empire de Corée allait devenir membre de l’Union postale universelle en 1899 et être signataire de la Convention de Genève en 1903. En 1899, il avait pourtant été tenu à l’écart de la première conférence de la paix de La Haye, qui réunissait les représentants de ses pays membres en vue de rechercher un règlement pacifique aux conflits internationaux, ce qui ne le dissuada pas de présenter, trois ans plus tard, une demande d’adhésion à cette organisation dans le but de se prémunir contre une violation de sa souveraineté nationale par le Japon.

Peu avant le déclenchement de la guerre russo-japonaise de 1904, l’Empire de Corée adressa aux grandes puissances de ce monde, par l’intermédiaire d’un émissaire dépêché dans la ville chinoise de Zhifu, une missive dans laquelle il déclarait sa neutralité dans le but d’éviter la surveillance incessante de ses activités diplomatiques par le Japon. Deux ressortissants européens auraient alors apporté leur aide aux fonctionnaires du palais qui rédigèrent cette déclaration sous la direction de Yi Yong-ik, un proche et dévoué collaborateur de Gojong, à savoir le gouvernant français de la famille royale nommé Emile Martel et un conseiller belge. Après que le vicomte de Fontenay, ministre par intérim de la légation française, eut assuré la traduction de ce texte, celui-ci fut télégraphié au vice-consul de France à Zhifu. Ces efforts furent accomplis en vain, car, dès le début des hostilités avec la Russie, le Japon s’empressa d’envoyer des milliers d’hommes en Corée et se livra ainsi à une occupation militaire des plus illicites.

La communauté internationale ferma pourtant les yeux devant cet acte, notamment la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui apportaient d’ores et déjà leur soutien au Japon dans le cadre de la deuxième alliance anglo-japonaise et en vertu de l’accord dit de Taft-Katsura, qui protégeaient respectivement les intérêts de ces pays en Chine et en Corée. Le président américain Theodore Roosevelt allait cependant négocier, entre la Russie et le Japon, un accord de paix qui ferait de lui le premier Américain à se voir décerner le prix Nobel de la paix. Le traité en question n’évoquant pas la présence japonaise en Corée, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie, reconnurent de facto les revendications territoriales du Japon sur l’Empire de Corée.

Le Japon, que sa victoire sur la Russie classait désormais parmi les grandes puissances, allait, sous la contrainte, enjoindre l’Empire de Corée de signer un traité de protectorat en 1905. L’empereur Gojong s’y refusa jusqu’au bout, mais cinq de ses huit ministres, cédant aux menaces d’Ito Hirobumi, se résignèrent à apposer leur signature. Quoique les conditions dans lesquelles celle-ci fut extorquée rendent le texte nul et non avenu en droit international, le Japon s’empressa d’annoncer au monde entier la nouvelle du protectorat qui mettait fin à l’Empire de Corée.

Édifié en 1899 pour abriter la bibliothèque impériale, le pavillon de Jungmyeongjeon servit à l’empereur Gojong, dès 1904, aussi bien de résidence que de cabinet de travail et le traité de protectorat nippo-coréen de 1905 allait y être signé. Il se situe aujourd’hui hors les murs d’enceinte de l’ouest du palais de Deoksu.

Vue du pavillon de Jungmyeongjeon extraite de l’Histoire du palais de Deoksu, un ouvrage de 1938 dû à l’historiographe coloniale japonaise Oda Shogo. © Agence des contenus créatifs coréens

Une souveraineté spoliée
Au lendemain de la conclusion de ce traité, Willard D. Straight, vice-consul à la légation américaine, témoigna de la présence de soldats japonais positionnés devant le pavillon de Jungmyeonjeon qui abritait la résidence impériale. Son pays allait être le premier à fermer sa légation en Corée, d’autres nations étrangères faisant de même par la suite, dont la France, qui était alliée à la Russie et abandonnerait la dernière sa représentation dans le quartier de Jeongdong.

En prenant le quartier de Jeongdong pour nouvel emplacement de son palais, l’empereur avait espéré s’attirer l’aide des grandes puissances, mais il ne la reçut jamais et fit au contraire la cruelle expérience de l’impossibilité, pour les nations les plus faibles, d’appeler les plus riches et puissantes à leur secours afin de conserver leur indépendance et leur souveraineté.

Déterminé à obtenir gain de cause, l’empereur Gojong n’en poursuivit pas moins ses efforts pour persuader la communauté internationale et, par l’entremise du médecin et missionnaire Horace N. Allen, qui avait été ministre en Corée, il sollicita l’intervention américaine dans les affaires de la péninsule coréenne, aucune suite n’étant donnée à sa demande. Il fit alors appel à Homer B. Hulbert, un missionnaire et enseignant américain récemment arrivé, pour faire parvenir des missives manuscrites en Autriche, en Belgique, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Russie et aux États-Unis, mais les chefs d’État respectifs de ces pays refusèrent de s’ingérer dans les ambitions territoriales du Japon. En d’autres termes, une fin de non-recevoir fut opposée à l’argument avançant la nullité du traité de protectorat nippo-coréen de 1905 au regard du droit international du fait de sa signature sous la contrainte. L’empereur Gojong tenta alors vainement de saisir la Cour permanente d’arbitrage de La Haye.

Dans un effort ultime, il entreprit de se faire représenter par trois de ses proches collaborateurs, nommés Yi Sang-seol, Yi Wi-jong et Yi Jun, à la deuxième Conférence de la paix de La Haye, où les représentants de 44 pays se réunissaient de juin à octobre 1907. Cette mission leur ayant été confiée inopinément, les émissaires s’infiltrèrent dans le plus grand secret en Russie, d’où ils gagnèrent La Haye. Parvenus sur les lieux, ils furent empêchés de participer à la conférence et sollicitèrent alors une intervention internationale par le biais des journalistes qui avaient accouru du monde entier à cette conférence. Une fois encore, l’Empire de Corée se heurta au refus des puissances mondiales de se pencher sur son sort.

En châtiment de cette mission secrète, le Japon destitua l’empereur Gogeong dans le mois qui suivit l’ouverture de la Conférence de la paix de La Haye. Le monarque abdiqua alors en faveur du prince héritier, qui serait plus tard connu sous le nom de Sunjong, lors d’une cérémonie qui eut lieu au pavillon de Jungmyeongjeon. Le nouvel empereur dut s’établir au palais de Changdeok, tandis que son prédécesseur occuperait celui de Gyeongun, où il fut placé à l’isolement jusqu’à son décès survenu le 21 janvier 1919, d’aucuns soupçonnant des agents japonais d’être les auteurs de son empoisonnement. Cinq semaines plus tard, éclatait le mouvement de résistance du 1er mars, qui, en Asie, allait constituer la première révolte populaire d’envergure contre l’occupation japonaise.

Dans les ruelles qui longent les murs de pierre du palais de Deoksu, il règne une atmosphère calme qui contraste avec l’animation du centreville tout proche.© Getty Images

La fin d’un empereur
Aujourd’hui connu sous le nom de palais de Deoksu, le palais de Gyeongun, que le départ de l’empereur avait laissé vide, allait subir un démantèlement systématique, l’occupant japonais réduisant considérablement sa superficie et détruisant nombre de constructions. Le pavillon de Jungmyeongjeon, qui abritait la résidence de Gojong, fut loué à des étrangers en vue de la création d’un club, tandis que celui de Dondeokjeon, construit à l’origine pour recevoir les visiteurs étrangers, était démoli et remplacé par un parc, puis, dans les années 1930, bien d’autres constructions durent céder la place à des lieux publics, seuls les pavillons de Junghwajeon et Seokjojeon étant épargnés. L’annexion officielle de la Corée par le Japon, suivie plus tard de la destruction sans merci des symboles de sa souveraineté et de sa dignité de nation, mit ainsi fin en 1910 au rôle que jouait jusque-là le quartier de Jeongdong.

Du missionnaire américain Homer B. Hulbert, qui assista l’empereur dans sa quête éperdue d’un appui international, demeure à jamais l’image d’un homme qui fut jusqu’au bout l’ami de la Corée et sa dépouille repose aujourd’hui au cimetière des missionnaires étrangers de Yanghwajin situé à Séoul. Quant au quartier de Jeongdong, il offre aujourd’hui un havre de paix dans l’effervescence du centre-ville. Son étroite rue pavée de Jeongdong-gil, qui longe les murs du palais à l’ombre des ginkgos, invite le passant à se replonger dans des temps révolus, et, en 1999, la Ville de Séoul a décerné l’appellation de « belle rue où marcher » à cette voie qu’arpentèrent autrefois nombre de résidents occidentaux et de courtisans d’un empire en déclin qui criait sa détresse.


Le parc Tapgol, berceau de l’indépendance

Le 1er mars 1919, soit voilà très exactement un siècle, allait se tenir dans le parc Tapgol un rassemblement de partisans de l’indépendance nationale qui représenta le point de départ de la lutte contre le pouvoir colonial japonais.

Vue du cortège funèbre de l’empereur Gojong disparu le 21 janvier 1919. Sa mort, qui, selon la rumeur, aurait été provoquée par un empoisonnement attribué à des agents japonais, fut à l’origine d’un mouvement d’indépendance qui se dressa contre l’occupant japonais.

Photo de commémoration de la fanfare militaire de l’Empire de Corée au premier rang et au centre de laquelle se tient Franz Eckert, coiffé d’un feutre, après une représentation donnée au pavillon octogonal du parc de Tapgol en 1902. © Agence des contenus créatifs coréens

Situé au cœur de la capitale, le parc Tapgol servit d’arène à l’ de la colère populaire qui grondait à la fin du XIXe siècle, tout un chacun pouvant débattre des réformes sociales du pays, jusqu’aux bouchers qui vivaient pourtant depuis toujours dans l’exclusion. Après avoir énoncé avec force leurs griefs et revendications, les orateurs se dirigèrent résolument vers la grande porte du palais tout proche pour soumettre un cahier de doléances. L’annexion du pays qu’allait perpétrer le Japon et l’établissement du pouvoir colonial qui y succéda entre 1905 et 1910 allaient donner un coup d’arrêt à cette contestation.

Par la suite, la montée de la résistance au régime militaire occupant de facto le pays allait atteindre son paroxysme et aboutir, le 1er mars 1919, à la proclamation, dans le parc Tapgol, d’une déclaration d’indépendance inédite qui était principalement l’œuvre de militants activistes. Sur l’ensemble du territoire, s’ensuivirent alors des manifestations qui, bien qu’exemptes de toute violence, furent réprimées par des arrestations et massacres qui eurent raison de ce mouvement en deux mois à peine. À l’étranger, ses partisans allaient cependant se constituer en gouvernement provisoire et faire des émules dans d’autres pays.

Un lieu ouvert à tous
Plusieurs années auparavant, le roi Gojong, dans le cadre d’un plan d’urbanisme entrepris en 1896, ordonna de doter la capitale d’un jardin public et, à cet effet, John McLeavy Brown, son conseiller financier originaire d’Irlande du Nord, créa un espace de style occidental à l’ancien emplacement d’un temple dit de Wongak. Connu dans un premier temps sous le nom de « parc de la pagode », qu’il tirait de cet édifice en marbre de dix étages toujours sur pied et désormais classé Trésor national n°2, il allait prendre en 1991 celui de Tapgol, qui signifie « le village à la pagode ».

En 1902, il allait s’agrémenter d’un pavillon octogonal qui fut construit en vue des festivités du 40e anniversaire du règne de ce monarque et accueillit le premier concert public donné par un orchestre de musique occidentale.

Après s’être produit au Japon, le compositeur allemand Franz Eckert était venu s’établir à Séoul en 1901 à l’invitation de l’Empire de Corée afin d’y créer un orchestre militaire faisant usage d’instruments de musique occidentaux. Étant situé au sein du quartier cosmopolite de Jongno, le parc Tagpol allait accueillir cette formation à de nombreuses reprises afin qu’elle interprète des morceaux du répertoire européen.

Le 9 septembre 1902, à l’occasion de l’anniversaire de l’Empereur Gojong, Franz Eckert dirigea aussi la première interprétation de Daehan Jeguk Aegukga, qui était l’hymne national de l’Empire de Corée. Par la suite, cette œuvre à la gamme de musique occidentale et aux paroles coréennes allait être jouée lors des fêtes et cérémonies de la cour impériale, ainsi que dans tous les établissements scolaires. Aux côtés du drapeau national, dit Taegeukgi, ce symbole national contribua ainsi à renforcer l’amour de la patrie et le chef d’orchestre Franz Eckert fut décoré de la médaille Taegeuk de l’Empire. Il repose au cimetière des missionnaires de Yanghwajin situé à Séoul, où il fut inhumé à sa mort, en 1916.

« Que Dieu vienne en aide à notre empereur pour que perdure son autorité dans le monde ! ». Dès l’annexion japonaise, cette seule phrase allait entraîner l’interdiction du chant, qui céda la place à celui du Japon, dont l’adaptation avait été réalisée par Franz Eckert en 1880. Les partisans de l’indépendance qui avaient trouvé refuge à l’étranger, notamment à Hawaï, en Russie et en Chine, perpétuèrent cependant l’hymne de l’Empire de Corée en le chantant dans une version nouvelle au texte et à la mélodie légèrement modifiés.

Trente-trois représentants du peuple coréen furent signataires d’une déclaration d’indépendance par laquelle ils proclamèrent leur refus de la domination coloniale japonaise. Le 1 er mars 1919, suite à la lecture publique de ce texte au parc de Tapgol, des manifestations antijaponaises éclatèrent dans tout le pays. © Musée de l’indépendance coréenne

Le prélude aux funérailles royales
Le 21 janvier 1919, l’Empereur Gojong, que le gouvernement colonial japonais avait forcé à abdiquer, disparut subitement à l’âge de 67 ans, après avoir vécu plusieurs années en détention au palais de Deoksu, la rumeur voulant qu’il ait été empoisonné sur ordre du régime. La population endeuillée afflua des quatre coins du pays pour assister à ses funérailles qui devaient avoir lieu le 3 mars à Séoul.

Le 1er mars, jour de la répétition du déplacement du convoi funèbre, un étudiant de la faculté de médecine de Gyeongseong nommé Han Wi-geon se campa sur la terrasse du pavillon octogonal du parc Tapgol pour lire à haute voix la Déclaration d’indépendance. Galvanisés, collégiens et lycéens investirent les rues pour protester contre l’occupation japonaise et la foule des Coréens qui s’étaient massés à l’entrée du palais pour présenter leurs condoléances se joignit alors à eux en s’écriant à l’unisson « Vive l’indépendance de la Corée ! »

Cet événement allait déclencher un mouvement de résistance d’envergure nationale, dit du 1er mars ou de Samil Manse, qui représenta la plus importante manifestation d’opposition à l’occupation japonaise. Organisé à l’origine par des réfugiés politiques, des étudiants résidant à l’étranger, des chefs religieux et d’autres intellectuels, il allait s’intensifier en s’étendant sur le sol national à l’ensemble des Coréens.

Une page décisive de l’histoire du pays fut ainsi tournée dans ce parc Tapgol qui avait vu converger de simples citoyens aspirant à se libérer du carcan d’une société de classes pour entrer de plain-pied dans la modernité et refusant la domination coloniale à laquelle ils souhaitaient substituer l’indépendance de leur pays. Dès le mois d’avril 1919, le gouvernement provisoire de la République de Corée mis sur pied à Shanghai allait promulguer une constitution fondée sur le républicanisme démocratique qui jeta les bases de la future République de Corée créée en 1948.



Gunsan et la modernisation coloniale

À l’époque coloniale, l’occupant japonais fit usage du port de Gunsan pour transporter jusqu’à la mère patrie la production issue du grenier à riz qu’était le sud-ouest de la Corée et cette ville eut donc à subir une exploitation commerciale étrangère tout en faisant figure de symbole de la modernisation.

Le choix que fit le colonisateur d’exporter le grain à partir de Gunsan s’expliquait, de manière tout à fait logique, par la situation du port sur les rives du Geum, un peu en amont de son embouchure dans la mer Jaune, et par la présence de champs fertiles bordant ce bel affluent sur tout son cours. Ces expéditions avaient débuté sous le royaume de Joseon en application du traité de Ganghwa de 1876, premier d’une longue série d’accords iniques que la Corée avait été contrainte de signer. Ses dispositions prévoyaient la sortie d’une quantité illimitée de marchandises exemptées des droits de douane frappant d’ordinaire le riz et les autres céréales. Prenant très tard conscience de la portée de ces clauses, le gouvernement de Joseon obtint néanmoins, mais non sans mal, leur révision, ainsi qu’un embargo sur l’exportation des céréales, le Japon ne cessant alors de formuler des ions à l’encontre de ces mesures et d’exiger une indemnisation en contrepartie.

Au cours des trente années qui s’écoulèrent entre l’ouverture des ports coréens stipulée par ce traité et le début de la colonisation de la Corée, les échanges commerciaux réalisés par les deux pays portèrent principalement sur le riz et le coton issus de leur production. Ainsi, l’étoffe qui provenait des filatures de coton implantées dans des régions du Japon à l’industrie naissante se retrouvait en terre coréenne, tandis que le riz récolté sur celle-ci permettait aux classes laborieuses japonaises de s’alimenter à peu de frais.

Les 800 sacs de riz qui composent cette tour furent déposés en 1926, lors du lancement du chantier du port de Gunsan, troisième de Corée par son importance. Sa construction s’acheva, en 1933, par la réalisation de trois greniers à riz d’une capacité de 250 000 sacs. © Musée d’histoire moderne de Gunsan

Le pillage de la riziculture
Dans des conditions d’échange aussi inéquitables, le Japon allait peu à peu transformer la Corée en une réserve de denrées alimentaires destinées à sa consommation et en un débouché commercial lui permettant d’écouler sa production, cette situation provoquant une pénurie chronique de riz en Corée et la flambée de son prix.

Après avoir vendu tout le riz d’une récolte, les paysans manquaient de provisions jusqu’à la suivante, qui avait lieu au printemps, et le prix extrêmement bas auquel ils avaient cédé la première ajoutait encore à leur dénuement face au coût de la vie toujours plus élevé. Ces difficultés croissantes furent à l’origine de la révolte paysanne de Donghak qui éclata en 1894 dans les deux provinces de Jeolla avant de se répandre sur tout le territoire et résultaient donc, pour partie, du pillage de la production rizicole auquel se livra le Japon suite à l’ouverture forcée des ports au détriment de la situation économique des agriculteurs, ceux-ci réclamant dès lors un embargo sur les exportations et le rétablissement du commerce intérieur.

C’est dans l’espoir d’accroître ses recettes douanières que l’Empire de Corée s’était résigné, en 1899, à ouvrir son port de Gunsan, où il disposait d’un silo à grain qui alimentait le commerce de la province. Après son ouverture, ce port allait voir s’établir de nombreux négociants attirés par le permis spécial que leur accordait le gouvernement. En contrepartie des taxes qu’ils acquittaient à la famille impériale, l’État leur accordait en outre des concessions d’exploitation qui leur permettaient de se transformer en sociétés commerciales modernes.

Au lendemain de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, les visées colonialistes du Japon allant croissant, de même que le pillage qu’il perpétrait, l’Empire de Corée allait décider de mettre un terme à sa modernisation. L’établissement d’un gouverneur général japonais en Corée suscitant nombre d’expatriations dans le pays, les sociétés de négoce de Gunsan se dotèrent de coopératives et d’associations pour se protéger de la concurrence des marchands japonais, mais ne parvinrent pas à acquérir d’assises financières suffisamment solides pour ce faire. Quand, en 1910, le Japon finit par annexer le pays, le gouvernement général japonais fit main basse sur ces sociétés et interdit toute activité commerciale aux entreprises coréennes de Gunsan.

Les terres qui s’étendaient aux environs de Gunsan et des vallées du Geum, du Mangyeong et du Dongjin furent cédées à des exploitants japonais, dont la production était canalisée vers Gunsan en vue de son acheminement au Japon. En 1914, 40,2 % des exportations de riz coréen transitaient par ce port, alors que ceux de Busan et Incheon occupaient respectivement 33,5 % et 14,7 % de ce commerce, selon les statistiques du gouvernement général japonais.

À une certaine époque, pas moins de 80 % des terres cultivées de la région de Gunsan appartenaient à des colons japonais, qui bénéficiaient d’importants apports de capitaux provenant d’entreprises telles que Fujimoto, Okura ou Mitsubishi pour les exploiter aussi rentablement que possible en faisant travailler des métayers coréens.

Sur cette photo des années 1910, le riz à destination du Japon est apporté sur le port de Gunsan. Outre qu’il exploita la main-d’œuvre coréenne, le Japon se livra à un pillage systématique des récoltes de cette céréale à la faveur du système des cultures partagées. Le port de Gunsan, qui s’ouvrit aux échanges avec l’étranger en 1899, fut le principal port de commerce pour le riz provenant de la région fertile de Honam.© Musée d’histoire moderne de Gunsan

Un témoin de la modernisation
En dépit de ces aspects, Gunsan allait bientôt faire figure de symbole de la modernisation du pays, ayant été très tôt pourvu d’un réseau de transport moderne pour le commerce du riz à destination du Japon. La première route goudronnée de Corée allait aussi y être construite en 1908 afin de relier la ville à celle de Jeonju et, quatre ans plus tard, une ligne de chemin de fer permit de la raccorder à Iksan. Cette liaison assurait la desserte de toutes les grandes exploitations appartenant à des colons japonais et une jetée flottante fut réalisée sur son itinéraire pour la protéger des fortes marées du littoral occidental. Des moulins situés non loin des installations portuaires décortiquaient le riz pour l’adapter aux goûts des consommateurs japonais et plusieurs brasseries ouvrirent leurs portes.

Nombre de traces de l’évolution accomplie à l’époque coloniale sont toujours visibles et donnent l’impression que la ville tout entière est un musée de l’histoire moderne du pays. Les luxueuses demeures des Japonais se dressent encore dans ses rues, ainsi que le temple japonais de Dongguk et les immeubles des agences de la banque de Joseon, comme celui de la dix-huitième banque qu’avait ouverte le colonisateur en Corée.

Une salle de cinéma pourvue de tatamis y fut aussi créée et des représentations de pièces eurent lieu dans les théâtres. La célèbre boulangerie Lee Sung Dang, où s’allongent ces jours-ci les files d’attente, débuta ses activités en 1945, après avoir racheté les locaux et machines abandonnés par une famille japonaise qui avait tenu un établissement du même type nommé Izumoya à partir de 1910 et se serait inspirée, dans la confection de sa fameuse brioche à la pâte de haricot rouge, de la recette d’une pâtisserie japonaise du même type.

Suh Young-heeProfesseur d’histoire moderne à l’Université polytechnique de Corée

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