Port stratégique pour le Japon à l’époque coloniale, Mokpo garde les blessures de l’histoirerécente du pays et occupe une place à part dans le coeur de beaucoup de Coréens. Au sommetdu mont Yudal, une colline de 228 mètres d’altitude aux pittoresques formations rocheuses,le promeneur dispose d’un point de vue sur tout le centre de cette agglomération où règneencore l’atmosphère d’antan et par-delà, sur la mer aux reflets chatoyants.
Le train de Mokpo file dans la nuit.À la fenêtre, des villages défilent à toute vitesse et leurslumières brouillées par les gouttes de pluie font penser à desfleurs bleuâtres. Quoi de plus mélancolique, mais, en même temps,d’une beauté presque mystique, que ces lueurs de villages ?
Une nuit dans le train
J’ai pris le train pour la première fois à l’âge de huit ans et,bien que de courte durée, le trajet m’a fait découvrir la beauté deslumières de villages qui brillent dans la nuit et l’atmosphère chaleureusequ’elles créent. Plus tard, ce sont elles qui m’ont donnél’envie de poursuivre mes errances à travers le monde.
Mon père vagabondait et ne rentrait de ses voyages qu’une foispar saison, mais je me réjouissais de son retour, car il était synonymede cadeaux, telle fois dix-huit crayons de couleur, telle autreun livre d’images ou une pleine boîte de bonbons. Malheureusement,de terribles disputes éclataient toujours entre lui et ma mère.Un jour, je suis même parti à pied pour y échapper et j’ai marchéjusqu’à un village. C’était au coucher du soleil et je voyais briller leslumières dans le soir qui tombait.
Je les regardais et sentais un filet d’eau couler doucement demon coeur d’enfant, quand quelqu’un m’a interpellé : « D’où vienstu? » C’était un homme à vélo et il m’a offert l’hospitalité. Curieusement,sa maison était pleine de livres d’images, alors cette nuitlà,j’en ai lu je ne sais combien. Le lendemain matin, j’ai eu l’occasionde découvrir les lieux : une maison à toit de tuiles avec unjardin et des plates-bandes. Des fraises poussaient partout au pieddes murs qui l’entouraient. L’homme arrosait ses fleurs et un petitarc-en-ciel s’était formé dans l’eau qui giclait, puis retombait, mollecomme des nouilles.
Les larmes de Mokpo
Les larmes de Mokpo, la chanson qui a fait connaîtreLee Nan-yeong en 1935, a parlé au coeur de sescompatriotes qui souffraient de l’occupationjaponaise. Ce seul titre lui a valu leur affection d’unbout à l’autre du territoire. Ici, la pochette de l’albumde compilation Les plus grands succès de Lee Nanyeongédité en 1971.
Mokpo est une ville de 240 000 âmes qui se trouve à l’extrémitésud-ouest de la péninsule coréenne, alors quand la Corée a ouvertses ports au commerce extérieur en 1897, le Japon n’a pas tardé àcomprendre tout le parti qu’il pouvait tirer de cette situation idéaledonnant accès aux greniers à rizde la Corée que sont les deux provincesde Jeolla. Dès l’annexiondu pays, en 1910, il s’est doncempressé de faire de cette villeun important noeud routier et ferroviaire.La Route Nationale n°1,qui reliait par Séoul les régionssituées au sud de Mokpo à Sinuiju,une ville du nord du pays, et la Route Nationale n°2, qui rallait d’esten ouest de Busan à Mokpo, constituaient, avec les lignes de cheminde fer, d’importantes liaisons pour les exportations de denréescoréennes au Japon. Mokpo fut particulièrement touchée par lepillage systématique du pays auquel se livra le Japon sous l’occupation(1910–1945). Dans ce passage, le poète Kim Seon-wu pleuresur les souffrances que l’histoire infligea à cette ville :Tout comme la figurine ne connaît pas la douleur,Même quand des dizaines d’aiguilles lui transpercent le coeur,Incapable de verser une goutte de sang pour se soulager,Elle patauge dans le port de Mokpo.
Plutôt qu’avoir mal et être incapable d’aimer quiconque,Aimer passionnément quitte à être abandonné,Le dernier bateau qui vient de partir entre dans mon corps.
– Extrait de Le port de Mokpo
« Avoir mal et être incapable d’aimer quiconque » : ces motsrésument à eux seuls le destin tragique que connut Mokpo àl’époque coloniale et qui inspira fatalement bien des complaintessur la triste condition des hommes. Leurs chanteurs incarnaientl’âme de la ville, à l’instar de Lee Nan-yeong (1916–1965), qui ynaquit et se fit connaître en 1935 par sa chanson Les larmes deMokpo. Pour les Coréens, ses accents déchirants résonnaientavec particulièrement de force, car elle exprimait les regrets et ladouleur d’avoir perdu leur pays. Dans cette magnifique chansonaccompagnée à l’accordéon et interprétée par une jeune fille de dixneuf ans qui y disait affectueusement son chagrin d’unevoix nasale, les Coréens voyaient une évocation du tristedestin de leur pays entraîné dans la danse macabre del’histoire. Les larmes de Mokpo reprend comme en échole han éternel, ce sentiment de regret chanté par le pansoritraditionnel.
Quand le chant du batelier vacilleEt s’enfonce profondément dans les vagues de l’île deSamhak,
Le bout de la manche de la nouvelle mariée est mouilléDe ses larmes d’adieu, de celles de Mokpo.
– Extrait de Les larmes de Mokpo
Le Musée d’histoire moderne de Mokpo se situeà l’emplacement de l’ancien comptoir de la Compagniedes colonies orientales. Dans les ruesadjacentes, subsistent des traces du rôle stratégiqueque joua le port de Mokpo dans l’exploitation par leJapon de sa colonie de Corée.
« Aimer passionnément et mourir heureux » : voilà uneexistence que ne pouvait connaître un peuple déchu de sasouveraineté et dont il ne pouvait pas même rêver. Pourla jeune femme qui se tient sur le quai, la séparation esttriste et cruelle. Quand se reverront-ils ? Elle est très loindu nouveau monde dont elle rêvait et ses manches sonthumides de ses pleurs.
Pour les gens de Mokpo, Lee Nan-yeong est un peul’Édith Piaf coréenne (1915-1963). Elle a vécu à sonépoque et s’est lancée dans la chanson à peu près aumême moment, mais surtout, elle a été un modèle decourage et une source d’inspiration pour ses chers compatriotes.À La Vie en Rose et Hymne à l’amour qui sontles grands succès de l’une, font pendant chez l’autreLes larmes de Mokpo et Mokpo est un port, égalementcélèbres. Un monument à la mémoire de Lee Nan-yeongs’élève au flanc du mont Yudal.
Une nuit d’été sur la place de la Paix
La tombe de la chanteuse Lee Nan-yeong au piedd’un myrte de crêpe du Parc Lee Nan-yeong, àSamhakdo.
Les ports se situant toujours à la fin des terres, ilsreprésentent, pour certains, l’espoir d’un nouveau départ.Aujourd’hui, celui de Mokpo peut enfin faire rêver grâce àune évolution de son histoire qui l’éloigne de son passé deville écrasée et amère.
En Corée, nul n’ignore qui est Kim Dae-jung (1924–2009). Né dans une famille de métayers de l’île de Hauidosituée au large de Mokpo, cet homme politique figureparmi les plus illustres victimes de la répression desdictatures du siècle dernier, puisqu’il a été emprisonnésix fois, placé en résidence surveillée 55 fois et réfugié àl’étranger pendant dix ans. Lors de sa condamnation à lapeine capitale prononcée en 1980, le régime militaire quivenait d’arriver au pouvoir s’est toutefois engagé à le graciers’il acceptait de collaborer, ce à quoi il aurait répondu: « J’ai certes peur de la mort, mais si je fais ce compromispour y échapper aujourd’hui, je cesserai à jamaisd’exister dans l’histoire et le coeur de mes compatriotes.En revanche, si je meurs maintenant, je serai à jamaisprésent dans l’histoire et parmi mes concitoyens ». Cettedéclaration témoignant d’une volonté inflexible jusquedevant la mort est restée dans tous les esprits. En 1997,l’ancien opposant allait être appelé aux plus hautes fonctionsde l’État, puis se voir récompenser de son action enfaveur de la réconciliation intercoréenne par l’attributiondu Prix Nobel de la Paix. Le musée consacré à cet événementretrace la vie de Kim Dae-jung, la douloureuse épopéede ses combats et ses réalisations exceptionnelles. Ilse situe sur l’ancienne île de Samhakdo aujourd’hui rattachéeau continent.
À Hadang, la nuit est on ne peut plus fraîche sur laplace de la Paix.
Enfants chevauchant de petites voitures,jeunes couples se prenant en photo, marchandsde barbe à papa multicolore, clients patientant devantl’étal d’un marchand d’en-cas, vendeurs de fleurs, promeneursdéambulant ou s’arrêtant pour bavarder sur lajetée, pêcheurs surveillant leur ligne dans le clapotis desvagues : tout Mokpo semble s’être donné rendez-vous ici.Mais voilà que jaillissent les mille lumières de la fontainedansante. Au beau milieu du port, ses grands jets d’eaumontent et redescendent au gré de la musique. Quandla solitude se fait trop pesante, il suffit de sauter dansun train de nuit pour Mokpo et, à l’arrivée, le lendemainmatin, de se mêler à la foule de la Place de la Paix pours’imprégner de ses bruits pleins de chaleur humaine quiréchauffent le coeur.
Ma flânerie sur cette place animée me remémorel’époque de Lee Nan-yeong et de Kim Dae-jung, ce bonvieux temps dont doivent avoir la nostalgie ceux qui seretrouvent sur cette place du front de mer où retentit lebruit des vagues, parce qu’ils n’ont plus où se loger et ensont réduits à errer depuis qu’ils ont quitté leur régionnatale. Cette paix dont rêvait tant l’homme politique, dignejusqu’à la dernière extrémité, régnait à l’endroit mêmeoù je me trouvais et sentais cette odeur de l’humain quisurmonte son désarroi et sa souffrance pour lutter etatteindre son but. Par cette belle nuit d’été, les étoilesinondaient le ciel de Mokpo de leurs lueurs.
Le Village culturel de Gatbawi
Cette localité dont le nom signifie « rocher du chapeau» donne aux nouveaux venus le goût de la randonnéepédestre. Ce lieu d’art et de culture réunit quantitéde musées, monuments commémoratifs et galeriesd’art, dont le Musée d’histoire naturelle de Mokpo,le Musée de céramique de Mokpo, l’Institut national dupatrimoine culturel maritime et son Musée maritimenational, le Pavillon de la littérature de Mokpo, le Musée de Namnong,le Centre d’art et de culture de Mokpo et le Centre du patrimoineculturel immatériel de Mokpo. Celui ou celle qui prendra letemps de parcourir le tout sans se presser, en écoutant le bruit desvagues, se plongera bientôt dans d’intéressantes réflexions.
Depuis 2006, le Festival du portde Mokpo se déroule en étésur la place de la Paix et auxenvirons de Samhakdo.
Le Musée de Namnong expose un ensemble remarquablementbien agencé de tableaux dus à des lettrés d’une école de peinture,dite « du Sud », qui a été influente du XIXe siècle à la secondemoitié du XXe, notamment ceux de Heo Geon (1908–1987), aussiconnu sous le pseudonyme de Namnong, qui était le petit-fils etadepte par son style de Heo Ryeon (1808–1893), le plus illustrede ce groupe d’artistes dont le célèbre calligraphe Kim Jeonghuifit l’éloge en ces termes : « la plus grande dignité à l’est de larivière Amnok [Yalu] ». Ses oeuvres sont également représentées,ainsi que celles de son fils Heo Hyeong et de ses disciples. Parmielles, ma préférence va aux tableaux d’un autre membre encorede la famille, à savoir le frère de Namnong dénommé Heo Rim(1917–1942) et disparu à l’âge de 25 ans. Deux d’entre eux, qui s’intitulentVieil homme vendant des poules (1940) et Sommets demontagnes (1941), représentent respectivement une scène de la viequotidienne du peuple à l’époque coloniale et des paysages montagneuxaux tonalités douces et aux lignes épurées. Tant il est vraique c’est la profondeur d’âme d’un artiste qui fait la grandeur deson oeuvre, il fut un temps où j’aurais été capable de faire le voyageà Mokpo dans le seul but d’aller admirer ces deux tableaux. À mesyeux, ils constituent les plus beaux spécimens de la production decette période de transition où les peintrescoréens alliaient des techniques occidentalesmodernes à l’esprit qui animait lapeinture des lettrés de Joseon.
Pour ceux qu’attire l’aventure commepour le simple voyageur, une visite duMusée maritime national s’impose absolument.Ils y découvriront l’épave bienconservée d’un navire marchand de ladynastie des Yuan, le Sinan, qui sombraen 1323 au large de Mokpo, dans les eauxdomaniales du canton des îles de Sinan.Différents objets qui s’y trouvaient témoignent du mode de vie desmarins de cette lointaine époque, tandis qu’une autre salle s’intéresseà l’essor de la navigation dans le monde. Le visiteur s’y lanceavec émerveillement sur les traces des navigateurs qui furent àl’origine des grandes découvertes du XVe siècle. Le célèbre explorateurchinois Zheng He (1371–1433), qui vécut sous le règne de l’empereurYongle, de la dynastie des Ming, entreprit des expéditionsavec sa flotte de soixante-deux bateaux qui sillonna les océans. Lessept voyages qu’il réalisa entre 1405 et 1433 l’entraînèrent dansnombre de pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique. Il poursuivitses périples jusqu’à un âge avancé et c’est en mer qu’il connut unefin digne de l’explorateur d’exception qu’il était. Dans la vie, chacund’entre nous rêve de réaliser un projet important, comme on lanceraitses filets, ce qu’accomplit cet explorateur épris d’aventure ens’avançant dans l’immensité mystérieuse et inexplorée des océans,comme les hommes ont aspiré à le faire à toutes les époques.
Quatre écrivains originaires de Mokpo
En sortant du Musée de la céramique, on se trouve face auPavillon de la littérature, qui présente la vie et l’oeuvre de quatredes nombreux grands écrivains qui ont vu le jour dans cette ville. Ils’agit du romancier Park Hwa-seong (1904–1988), des dramaturgesCha Beom-seok (1924–2006) et Kim U-jin (1897–1926), ainsi que ducritique littéraire et chercheur en littérature française Kim Hyeon(1942–1990). En m’attardant jusqu’à la fermeture dans la salleconsacrée à ce dernier, j’ai découvert qu’il avait écrit pas moins de240 oeuvres éditées de son vivant. Si les lecteurs coréens ont autantapprécié les textes de cet écrivain qui n’était ni poète ni romancier,mais critique littéraire, c’est qu’il aimait passionnément les oeuvresdont il parlait et qu’il les abordait en n’y voyant pas qu’un sujetd’analyse, mais aussi des objets de sublimation.
Au Pavillon de lalittérature de Mokpo,la salle Kim Hyeonexpose des manuscritset objets ayantappartenu à KimHyeon (1942–1990), cecritique littéraire éprisde grands textes.
À chaque nouvelleoeuvre qui venait s’ajouter aux nombreuses autres qu’il avaitdéjà lues, il se lançait tout aussi éperdument dans sa lecture pouren révéler toute la part de rêve, ce qui procédait d’une démarcheempreinte d’honnêteté intellectuelle.
« Plus on s’éloigne de soi-même, plus on s’en approche. C’estdans ce paradoxe que réside le secret de l’existence humaine ».Extrait du Journal de voyage artistique de Kim Hyeon (1975)
« Il n’y a pas de mauvaise façon de lire ; il n’y a que des façonsdifférentes de lire. C’est d’elles que provient la nouveauté ». –Extrait d’À la recherche du pays natal de l’Homme (1975)
« La rumeur dit qu’un monde meilleur viendra. Mais cela signifie-t-il vraiment qu’il existera ? N’est-ce pas un vain rêve ? Avechésitation, j’analyse et interprète le monde » – Extrait d’Analyse etInterprétation (1988)
Une promenade dans ces lieux où souffle le vent de l’histoire estun bienfait supplémentaire offert au voyageur. La poésie se cacheparfois jusque dans le quotidien, comme j’ai pu le constater parmoi-même à Mokpo.
Un port étant situéà la fin des terres,il représente pourcertains l’espoir d’unnouveau départ.
Gwak Jae-gu Poète
Ahn Hong-beomPhotographe