Fréquemment récompensés par des distinctions, les romans et nouvelles de Yun Ko-eun ne manquent jamais de susciter l’admiration de la critique par leur usage plein d’intelligence de la métaphore et de l’allégorie illustrant le tableau satirique et saisissant de réalisme qu’elle brosse d’une société capitaliste où des personnages à l’intéressante personnalité mènent un combat quotidien pour vivre. Lors d’un entretien qui se déroulait dans les locaux de la station de radio Korea Educational Broadcasting System, où elle anime une émission de radio quotidienne, l’autrice s’est exprimée sur les fondements de sa démarche.
Tableau satirique du système capitaliste, le deuxième roman de Yun Ko-eun, intitulé Les touristes du désastre , a valu à son autrice de se voir récompenser, l’année dernière, par le prix CWA Dagger du meilleur roman policier traduit que décerne la Crime Writers’ Association britannique.
Avec l’aimable autorisation de Yun Ko-eun
Depuis 2003, année de son entrée en littérature, Yun Ko-eun a fait paraître pas moins de quatre recueils de nouvelles et quatre romans, le deuxième de ces derniers, intitulé Les touristes du désastre (2013), ayant fait l’objet d’une traduction anglaise et valu à l’autrice de se voir remettre l’année dernière le prix britannique CWA Dagger de la Crime Writers’ Association dans la catégorie des thrillers. Cette œuvre livre une satire sans concession d’un monde à la cruelle indifférence où d’aucuns trouvent le réconfort dans le spectacle des catastrophes que subissent d’autres. La CWA a justifié l’attribution de cette distinction, qui récompensait pour la première fois une écrivaine asiatique, en déclarant avoir vu dans ce roman un « éco-thriller des plus divertissants qui met à nu avec un humour acerbe les dangers que fait courir à l’homme un capitalisme exacerbé ».
C’est en 2003, alors qu’elle est encore étudiante à l’Université Donguk, que Yun Ko-eun engrange un premier succès littéraire en se voyant décerner par la Fondation Daesan un prix universitaire auquel succédera, cinq ans plus tard, le prix Hankyoreh qui viendra récompenser son premier roman intitulé Syndrome d’apesanteur.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de vous intéresser au « tourisme de catastrophe » ?
Quand je travaillais sur mon roman, il y a une dizaine d’années, j’étais loin d’imaginer qu’une maladie infectieuse telle que la Covid-19 frapperait le monde et obligerait chacun à se faire vacciner. Je m’intéressais alors à ce que l’on appelle le « tourisme noir », tout en sachant que rares étaient les pays qui ne connaissaient pas les catastrophes naturelles, les conflits et le terrorisme sous une forme ou une autre. De telles calamités se produisaient sur presque toute la planète.
À l’époque où j’ai entrepris mon livre, un terrible séisme est survenu dans l’est du Japon et un tsunami a déferlé sur les régions environnantes. Je me sentais sans cesse interpellée par cette idée de catastrophe. La trame de mon livre m’est venue en m’intéressant aux ressorts psychologiques qui expliquent le choix d’un « tourisme de catastrophe », à savoir, certes, dans un premier temps, la sidération, puis la compassion, mais peut-être aussi, par la suite, une certaine gêne, qui cède bien vite la place au soulagement de connaître une vie paisible et, parfois, au sens du devoir accompli, ainsi qu’à l’idée d’avoir su tirer des enseignements, voire à un sentiment de supériorité pour avoir survécu dans de telles circonstances.
Pensez-vous que le « tourisme de catastrophe » soit révélateur de l’ordre capitaliste et de son fonctionnement ?
Absolument. Depuis l’époque de mon premier roman, j’ai toujours pensé que l’homme ne représentait qu’un rouage dans le système capitaliste. Chacun a l’impression qu’il occupe une place importante, oubliant qu’il peut disparaître du jour au lendemain sans que rien ne subsiste de lui, comme une vulgaire brosse à dents ou un gobelet que l’on jette.
D’aucuns ont vu dans votre roman un « éco-thriller féministe ».
J’avoue que cela m’a amusée. Pour ma part, je n’aime pas compartimenter la littérature par genre ou selon des critères tels que l’authenticité… Ces catégories n’ont pas vraiment de sens. Lorsque j’écris, je ne cherche pas à me faire classer dans quelque genre ou catégorie que ce soit.
Qu’est-ce qui explique que votre roman ait à ce point fait réagir ?
Par son idée de départ, à savoir la brutalité du capitalisme, je pense qu’il se rapproche de la série Squid Game de Netflix. Malgré tous les efforts consentis, nul n’échappe à une fin difficile, une réalité qui a de quoi effrayer, et ce, plus encore qu’à l’époque du roman, il y a dix ans.
Quelles sont les idées force de la littérature coréenne contemporaine ?
À mes yeux, c’est la notion essentielle de « survie ». La vie en société obéit à une volonté obsessionnelle de s’intégrer et d’échapper à l’isolement, voire à l’exclusion, ce qui détourne l’attention du sens et de la valeur véritables de la vie. C’est la raison pour laquelle la série Squid Game ou le film oscarisé Parasite constituent des « comédies noires » à succès.
Le roman Library Runway, à gauche, et le recueil de nouvelles S’il y avait Pyeongyang dans le jeu Blue Marble respectivement parus en 2021 et 2019.
© Hyundae Munhak, Munhakdongne
Pourquoi avoir situé dans une bibliothèque votre dernier roman, Library Runway ?
J’aime parcourir les rayons d’une bibliothèque, car j’ai l’impression que leurs innombrables livres me regardent passer, comme dans un défilé de mode. Quand ils sont fermés, ils n’occupent pas beaucoup de place, et pourtant ils renferment tant d’idées qu’ils révèlent une fois ouverts ! Et puis cela me donne l’impression d’être un mannequin.
Dans votre roman, vous formulez l’idée de l’« assurance mariage ». Qu’entendez-vous par là ?
Je me suis interrogée sur les raisons profondes de cette union entre deux personnes qui pourraient fort bien vivre l’une sans l’autre. Désormais, on ne saurait affirmer que la société repose sur l’institution du mariage. Celui-ci consiste seulement à décider de tenter une aventure ensemble, alors il importe de pouvoir en choisir librement les modalités.
Vous recourez souvent à des inventions très imaginatives. Que recherchez-vous par ce procédé ?
Dans la mesure où je m’intéresse à ce que l’on appelle « l’instabilité des structures », il me faut creuser ce sol instable sur lequel nous nous trouvons. Si j’aime faire intervenir une part de merveilleux qui éveille la curiosité du lecteur, c’est pour montrer une réalité qui n’a rien de beau ou de drôle. Si le sol sur lequel nous marchons peut nous paraître solide, j’ai la conviction qu’il peut s’effondrer à tout moment, mais, au lieu d’exprimer cette idée de manière sérieuse, je préfère l’envelopper dans le style qui est le mien.
Nombre d’écrivains s’intéressent actuellement au thème du voyage. Voyagez-vous souvent vous-même ?
Dès que j’en ai la possibilité. J’aime le voyage en lui-même, mais aussi tout ce qui le précède, en particulier le choix de l’hébergement. J’effectue tant de recherches en ligne qu’en arrivant à l’hôtel où je vais séjourner, j’ai aussitôt le plan des lieux à l’esprit. Dans ma nouvelle S’il y avait Pyeongyang dans le jeu Blue Marble [jeu de société coréen analogue au Monopoly], je consacre tout un passage à une réservation.
Vos voyages influencent-ils votre écriture ?
Beaucoup. Sans pour autant qu’ils se situent toujours à l’étranger. On apprend beaucoup d’un voyage dans son pays et même d’une simple promenade dans un autre quartier. Tout ce qui est différent enrichit l’esprit, y compris un passage piétons ou une enseigne de magasin. Plus la destination est lointaine, plus elle comporte une part de nouveauté et de risque qui expose à ces stimuli.
Votre émission de radio a-t-elle aussi changé votre manière d’écrire ?
Comme elle parle des nouveautés littéraires, je suis amenée à lire une grande variété d’œuvres appartenant à des genres différents, ce qui me plaît beaucoup. Cette activité me rappelle d’ailleurs celle du voyage, car j’y trouve une stimulation intellectuelle en découvrant des œuvres que je n’aurais pas choisi de lire au départ. Mes collaborateurs et moi pouvons communiquer en temps réel avec les auditeurs grâce à la messagerie instantanée. Quand j’entre dans le studio, j’ai l’impression d’être dans un autre monde. En refermant sa lourde porte insonorisée et en me retrouvant seule à l’intérieur de ce lieu clos inondé de musique, les ondes radio me semblent venir tout droit du cosmos.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
J’écris un roman intitulé Brûler les œuvres d’art que publie un magazine sous forme de feuilleton. Il a pour personnage principal un peintre qui exerce son art grâce aux subventions versées par une fondation que préside Robert, un chien de génie doté d’une exceptionnelle sensibilité artistique auquel un millionnaire a légué sa fortune. Cet animal se moque de l’arrogance des hommes et sait distinguer le vrai du faux dans leurs créations artistiques. Par ce biais, j’ai voulu me livrer à une satire des idées reçues et des comportements qui règnent dans le monde de l’art, car c’est ici un chien qui dicte les conditions du contrat auquel doit se soumettre l’homme. Ce roman paraîtra dans son intégralité au début de l’année prochaine.
Souhaitez-vous adresser un message à vos lecteurs de l’étranger ?
Certains postent leurs commentaires sur des réseaux sociaux comme Instagram, d’autres prenant la peine de me créer un mot-dièse, voire de me poser directement des questions. D’autres encore m’envoient des photos de mes livres qu’ils ont prises sur les rayons de libraires. J’apprécie beaucoup ces liens directs avec mes lecteurs et j’espère qu’ils se poursuivront.
Cho Yong-hoJournaliste littéraire à UPI News
Heo Dong-wuk Photographe