Sous l’enveloppe coriace de la carapace du crabe, se cache une chair tendre qui fond délicieusement dans la bouche et dont la délicate texture juteuse, tout comme celle des viscères, se révèle dès la première bouchée. Les fortes saveurs du sel et des épices qui se manifestent en premier lieu laissent bientôt place à des tonalités douces et subtiles qui enveloppent le palais. Cette alliance gustative aussi singulière que raffinée fait du gejang un mets délectable auquel ne résistent pas les gourmets.
Préparation à base de crabe frais que l’on fait mariner dans un mélange de sauce de soja, d’oignon, d’ail et d’autres condiments, le ganjang gejang tire sa saveur remarquable de l’alliance que compose la chair tendre et goûteuse de ce crustacé avec ses délicieux et onctueux viscères.
Le mot «gejang» comporte le vocable «jang» qui est une transcription du caractère chinois «醬» et désigne différentes sortes de sauces et pâtes à base de graines de soja fermentées, notamment, parmi les plus courantes, le ganjang, le doenjang et le gochujang, qui sont respectivement la sauce de soja, le concentré de soja et cette sauce de piment rouge d’un usage déjà très répandu dans la cuisine internationale de fusion. L’ingrédient principal de ces condiments se nomme meju et consiste en pâtés de graines de soja fermentées et séchées que l’on fait longuement saumurer afin de provoquer une seconde fermentation, la préparation liquide ainsi obtenue étant alors filtrée et portée à ébullition pour réaliser une sauce.
Des origines anciennes
La confection de ganjang gejang, qui consiste à faire longuement mariner des crabes crus dans de la sauce de soja, s’inscrit dans la vénérable lignée des préparations faisant appel à la fermentation, ce procédé qui permet de relever la saveur des aliments en provoquant la dégradation de certaines substances. Il existe également une variante plus épicée de ce plat, dite yangnyeom gejang, où le gochujang s’ajoute en plus grande quantité à la sauce de soja.
Pour apprécier le gejang à sa juste valeur, on ne saurait sous-estimer l’importance du jang dans l’art culinaire coréen, car ce mode de préparation traditionnel y joue un rôle véritablement essentiel, voire emblématique. Procédé ancestral, il est à l’origine de l’élaboration des recettes du ganjang gejang, cette marinade de crabe cru à la sauce de soja, et du yangnyeom gejang, qui associe habilement gochujang et sauce de soja, ainsi que divers ingrédients, pour élaborer la marinade sucrée-salée de ce plat.
La qualité de la sauce et la fraîcheur du crabe
Confectionné d’ordinaire jusqu’ici avec des crabes vivants, le ganjang gejang l’est souvent aujourd’hui avec des crabes congelés provenant des prises de la saison de la pêche.
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Le
gejang se décline en deux préparations appelées
ganjang gejang et
yangnyeom gejang, la première consistant à mettre le crabe cru à mariner dans la sauce de soja, puis à le conserver tel quel au réfrigérateur pendant quelques jours. Outre qu’il convient de n’employer qu’un crustacé d’une grande fraîcheur, il faut aussi choisir une excellente sauce, de préférence faite maison plutôt qu’achetée dans le commerce, car le goût et la teneur en sel de ce produit de la fermentation ne peuvent qu’évoluer au fil du temps. Sa version artisanale classique, connue sous le nom de
ssiganjang, résulte d’une fermentation plus longue qui lui confère une intensité gustative sans pareille. Les opérations culinaires consistent à incorporer au
ssiganjang oignon, poireau, pomme, ail et piment émincés, puis à faire bouillir l’ensemble qu’on laissera ensuite refroidir, après quoi on placera le crabe cru dans cette préparation où il marinera quelques jours au réfrigérateur préalablement à sa consommation
Toutefois, l’authentique recette du
gejang veut que le crabe soit plongé vivant dans un gros pot en terre cuite rempli de
ssiganjang, aux côtés de petits morceaux de bœuf qu’il mangera pendant plusieurs jours, sa chair prenant alors un goût nettement plus sucré et une consistance plus tendre.
Pour obtenir cette saveur, les cuisiniers préfèrent de nos jours ajouter à la sauce un volume de vin de riz de cuisine additionné de sucre ou de sirop d’amidon de maïs avant de la porter à ébullition et ce n’est qu’après qu’elle aura refroidi qu’ils y placeront le crabe, le
gejang ainsi obtenu prenant place dans le réfrigérateur. Il y marinera deux à trois jours, le résultat ne pouvant toutefois que se révéler plus goûteux s’il y est maintenu encore quelque temps, car la sauce de soja imprégnera alors plus profondément et uniformément les chairs.
Passons à table!
Les Coréens aiment à consommer le ganjang gejang en remplissant la carapace du crabe de riz et des viscères marinés du crustacé, le délicieux mélange ainsi obtenu portant le nom de gettakji bap.
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Pour déguster la chair délicatement marinée que renferme la dure carapace du crabe, il convient évidemment de retirer celle-ci, et pour ce faire, à l’aide d’une paire de ciseaux, il faudra couper soigneusement le crustacé en deux. Il suffira alors d’exercer une légère pression pour en extraire la chair juteuse toute imbibée de marinade et les viscères couleur corail. Cette substance goûteuse s’alliera à merveille avec une cuillerée de riz tout juste cuit.
Une première bouchée de
ganjang gejang ne représente que le début de la découverte gastronomique qui attend le mangeur et dont l’apogée est la dégustation de ce qui reste attaché à l’intérieur de la carapace, à savoir les viscères crémeux du crabe qui, par leur profusion de saveur, confèrent tout son goût au
gejang. Pour les apprécier au mieux, les Coréens les mélangent parfois à du riz à même l’intérieur de la carapace, ce mode de préparation traditionnel portant alors le nom de
gettakji bap.
Un second procédé consiste à mêler les viscères à la chair et à y ajouter une dose d’huile de sésame grillé, cet ingrédient culinaire fondamental au goût délicieux de noisette, ainsi que des fragments d’algues séchées et du riz, le tout permettant de confectionner un
gejang bibimbap que certains restaurants agrémentent même d’œufs de poisson volant pour obtenir une texture croquante.
L’art de préparer le
ganjang gejang ne se résume pas à l’élaboration de la marinade à la sauce de soja, quoique ce condiment y joue un rôle des plus importants, car il exige d’abord et avant tout d’employer un crabe dont la fraîcheur garantira la douceur de la chair et la saveur des viscères. Au large de la ville côtière de Seosan située dans la province du Chungcheong du Sud, la mer abonde en crabes bleus dont les prises réalisées à la saison de la pêche permettent de confectionner au mieux cette recette, plus particulièrement au moyen de femelles porteuses d’œufs.
Du gejang au yangnyeom gejang
Le yangnyeom gejang et sa fameuse sauce aigre-douce ont pour origine une préparation assaisonnée aux nombreux ingrédients appelée muchim. Contrairement au ganjang gejang, où le crabe est préalablement mariné, le yangnyeom gejang est destiné à être consommé tel quel.
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Si le terme «
gejang» a longtemps été associé au
ganjang gejang, la gastronomie coréenne s’est enrichie d’une nouvelle préparation, dite
yangnyeom gejang, dans laquelle le crabe est arrosé d’une sauce rouge qui confère d’originales qualités visuelles et gustatives.
Quoique faisant figure de nouveauté dans le paysage gastronomique coréen, cette spécialité existe depuis longtemps dans deux provinces détentrices d’une riche tradition culinaire, à savoir celles de Chungcheong et de Jeolla, dont les habitants avaient coutume d’agrémenter d’une sauce épicée à base de piment rouge en poudre ou de
gochujang le poisson cru ou le lieu jaune séché, auxquels le crabe allait se substituer avec le temps dans la recette du
yangnyeom gejang. À ses débuts, ce plat était connu sous le nom plus modeste de
ge muchim, ce dernier vocable revenant souvent dans la cuisine coréenne pour désigner des plats arrosés de sauce épicée tels que le
hoe muchim et le
hwangtae muchim, qui sont une salade de poisson cru et une salade de lieu jaune séché.
Le
yangnyeom gejang diffère considérablement du
ganjang gejang, tant par son mode d’élaboration que par ses caractéristiques gustatives. En effet, tandis que le
ganjang gejang se distingue par sa marinade réalisée en plongeant le crabe dans la sauce de soja et en l’y laissant fermenter pour en révéler toutes les nuances de goût, il en va tout autrement de la préparation du
yangnyeom gejang, puisqu’elle consiste tout simplement à recouvrir d’une sauce sucrée salée en vue de sa consommation immédiate. Loin de s’attacher à mettre en valeur les saveurs délicates du crabe, ce plat fait ressortir celle, à la fois sucrée et légèrement piquante, qui fait la particularité du
gochujang entrant dans sa composition. Cette dernière, bien que n’étant pas fixée de manière précise, associe d’ordinaire piment rouge en poudre,
gochujang, sauce de soja, sucre, ail, poireau, oignon et sirop d’amidon de maïs, l’ensemble donnant une consistance plus épaisse et légèrement plus collante que la sauce employée dans la version antérieure de ce plat nommée
ge muchim.
Dans le cas du
yangnyeom gejang, le choix de crabes de petite taille est souvent privilégié et les opérations s’avèrent d’autant plus minutieuses lorsqu’il faut retirer la carapace, les branchies et les volets abdominaux, puis couper les crabes en deux ou en quatre avant de les napper d’une généreuse couche de sauce dont la saveur aigre-douce enchante les mangeurs presque autant que celle du
ganjang gejang.
Les restaurants spécialisés
S’agissant d’un plat aussi prisé que l’est le
gejang en Corée, celui-ci figure au menu de nombreux restaurants qui en ont fait leur spécialité et vont d’établissements de haute gastronomie, où les prix peuvent dépasser 40 000 wons par personne, à des lieux servant
ganjang gejang ou
yangnyeom gejang à volonté pour la modique somme de 10 000 à 20 000 wons par personne. À Séoul, dans le célèbre arrondissement de Gangnam, le quartier de Sinsa-dong possède même sa «Ruelle du
gejang» où s’alignent de tels restaurants et, si l’origine de leur implantation demeure incertaine, leur succès ne se dément pas et attire une clientèle toujours plus nombreuse.
Également à Séoul, mais dans l’arrondissement de Mapo, le restaurant Jinmi Sikdang du quartier de Gongdeok-dong s’est taillé une réputation particulièrement enviable chez les connaisseurs de
gejang par l’abondance des arrivages de crabes en provenance des côtes de la région qu’il reçoit aux deux saisons hautes de juin et de décembre. Soigneusement conditionnés et transportés par voie aérienne, les crustacés sont congelés dès leur arrivée à une température de moins 35 degrés pour leur conserver une fraîcheur comparable à celle des crabes vivants. La carte du Jinmi Sikdang offre en outre un large choix de plats d’accompagnement, dont ces œufs moelleux à la vapeur connus sous le nom de
dalgyal-jjim, ce ragoût épicé à base de crabe et de
kimchi dit
kkotge jjigae ou
gekukji, ainsi que cette autre préparation appelée
eori-guljeot, qui se compose d’huîtres salées, fermentées et agrémentées de piment en poudre. Enfin, l’établissement propose une originale spécialité de lave verte séchée qui surprend par sa texture particulière et son arôme délicat, les mangeurs pouvant s’en régaler en enroulant dans l’une de ces feuilles riz,
eori-guljeot et chair de crabe. Gageons que son classement dans l’édition 2023 du Guide MICHELIN Séoul ne fera qu’accroître sa notoriété!
Hwang Hae-wonRédactrice en chef de Food Service Management
Lee Min-heePhotographe