Si bien peu de vestiges subsistent de la Grande Route de Kyonghung qui assurait la seule liaison terrestre entre Séoul, capitale du royaume de Joseon (1392-1910), et les confins nord-est de la province de Hamgyong aujourd’hui nord-coréenne, les traces de cette importante voie n’en continuent pas moins de réveiller d’émouvants souvenirs.
Quartier à flanc de colline aux résidences multifamiliales visibles de la Dream Forest, quatrième parc de Séoul par sa superficie. Pendant la guerre de Corée, l’armée nord-coréenne en déroute se déplaça au pied de cette hauteur, dite Opae, où se trouve aujourd’hui cette étendue de verdure.
La série Kingdom, diffusée dans le monde entier par Netflix, la série Kingdom transporte le public dans la Corée du XVIIe siècle, sous le royaume de Joseon, pour y conter des histoires de morts-vivants dont l’épisode le plus sanglant intervient dans sa deuxième période diffusée cette année. Son action se déroule au col de Mungyeong Saejae, une gorge particulièrement escarpée que traverse la Grande Route de Yeongnam, cette voie terrestre qui joua un rôle important dans la défense comme dans les échanges. En avril 1592, un commandant de l’armée de Joseon, à la tête d’une cavalerie forte de huit mille hommes, pécha par excès de confiance en choisissant de cantonner ses troupes dans les plaines qui s’étendent en contrebas et laissa ce faisant la voie libre à l’envahisseur pour franchir ce col sans encombre. Prenant aussitôt la mesure de cette erreur tactique et des dangers auxquels elle l’exposait, le roi Seonjo quitta son palais de Hanyang dès le lendemain au petit matin, trois jours avant que l’armée japonaise ne s’empare de sa capitale, l’actuelle Séoul.
Ces tragiques événements ont inspiré la création de la fiction historique Kingdom, dont la célèbre scénariste Kim Eun-hee imagine que les survivants de la bataille s’efforcent désespérément d’empêcher des légions de morts-vivants de marcher sur la capitale. Le public féru d’histoire y voit quant à lui une préfiguration de faits survenus pendant la guerre de Corée, un conflit moderne qui éclata 358 ans plus tard, mais dans lequel la Grande Route de Kyonghung n’allait pas moins fournir une précieuse voie de communication.
Visible de la province chinoise de Jilin, ce pont sur le Tumen traverse la frontière russo-nord-coréenne et permet de gagner la ville de Khassan en train à partir de la zone économique spéciale de Rajin-Sonbong (Rason) située en Corée du Nord. © Yonhap News Agency
Sur les terrains de la gare de Woljeong-ri, sont exposés les restes d’un châssis de train et d’un wagon de marchandises nord-coréens que frappèrent les bombardements des forces de l’ONU et qui composent aujourd’hui un important lieu touristique situé aux confins de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Dans la province sud-coréenne de Gangwon, la gare du canton de Cheorwon reste fermée depuis la partition de la péninsule. © Yonhap News Agency
Des routes perdues
Si le château constitue l’un des lieux privilégiés de l’action des séries historiques européennes, la route lui fait pendant en Corée. Dans le relief particulièrement accidenté de ce pays, ces voies de communication et leurs cols se sont en effet avérés d’une importance vitale pour les pouvoirs en place lors de certains événements, la beauté exceptionnelle du paysage venant s’ajouter à cet important rôle historique dans le cas de Mungyeong Saejae. Or, s’il est vrai que nombre de ces routes anciennes sont toujours appréciées à leur juste valeur, d’autres sont quelque peu délaissées et les paragraphes qui suivent se proposent donc d’entreprendre un périple sur ces « oubliées de l’histoire » que ne mettent à l’honneur ni musées ni plaques commémoratives, ni moins encore des parcs paysagers soigneusement entretenus.
Au temps des rois de Joseon, quiconque souhaitait gagner Séoul par voie terrestre à partir du nord-est du pays ne pouvait le faire que par la Grande Route de Kyonghung qui s’étendait sur plus de 500 kilomètres et longeait le littoral sur la plus grande partie de son trajet. Aujourd’hui classé au patrimoine historique national, son tronçon sud-coréen actuel se termine à la zone démilitarisée qui s’étend entre les deux Corées. Pour les nombreux réfugiés qui l’ont emprunté dans leur fuite vers le sud de la péninsule avant et pendant la guerre de Corée (1950-1953), il s’agissait d’un voyage sans retour, mais cette voie représente aujourd’hui encore l’aspiration à revoir leur région natale.
Sur l’ensemble de son parcours menant du nord-est au sud de la Corée du Sud, la Grande Route de Kyonghung est jalonnée de lieux tout imprégnés du souvenir d’actes de courage et d’aventures héroïques. Dans son traité de géographie intitulé Taengniji, c’est-à-dire « guide géographique coréen », Yi Jung-hwan, un érudit de l’école dite de Silhak, c’est-à-dire d’« apprentissage pratique », qui exerça une importante influence dans les derniers temps de l’époque de Joseon, qualifia les habitants de la région de Hamgyong de « vigoureux et terribles » après les avoir observés lorsqu’il habitait cette région située « aux confins d’une terre de barbares ».
Lors des invasions japonaises de 1592 à 1598, le fonctionnaire de rang inférieur Jeong Mun-bu rassembla une armée de trois mille civils, laquelle repoussa valeureusement les quelque 28 000 soldats ennemis qui arpentaient la Grande Route de Kyonghung et le roi Sukjong (r. 1674-1720) éleva par la suite un monument dans la ville de Kilju pour commémorer ces hauts faits. Au cours de la Guerre russo-japonaise, l’un des généraux de ce dernier pays fit transporter la stèle au sanctuaire de Yasukuni situé à Tokyo, mais en 2005, c’est-à-dire un siècle plus tard, la Corée du Sud allait obtenir son rapatriement après avoir mené une campagne de plusieurs années pour en faire la demande, puis la faire transporter jusqu’à son emplacement d’origine situé en Corée du Nord.
Le Tumen, ce fleuve qui fournit une frontière naturelle à la péninsule coréenne en la séparant de la Russie dans sa partie nord-est, abrite, sur son autre rive, la ville de Khassan toute proche, au point que l’on pourrait presque entendre ses habitants parler russe sur l’autre rive du fleuve. En aval, ses berges sont échancrées par une petite baie bordée de lagunes au sud de laquelle s’étend la zone économique spéciale de Rajin-Sonbong, dite Rason en coréen, qui a été la première du pays à s’ouvrir au libre-échange, tandis qu’un port exista jadis à Seosura, qui se situe plus à l’est. Sur les cartes de Google Maps, ne figure nulle trace de cet ancien port qui abrita pourtant le premier fanal destiné à donner l’e en cas d’incursion ennemie.
C’est de Seosura que partait la Grande Route en direction de Kyonghung, alors aussi appelée Gyeongheung et aujourd’hui connue sous le nom d’Undok, qu’elle traversait avant de remonter en amont du fleuve, tel un fin capillaire se faufilant entre de majestueuses montagnes, puis bifurquant en direction du sud, de franchir le sinueux col de Chollyong qui ouvre un passage vers la province de Gangwon. Les souverains de Joseon, comme ceux du royaume de Goryeo qui le précéda, surent tirer parti de la topographie locale pour édifier en ce point une forteresse qui allait représenter l’un des bastions de la défense du nord-est du pays. Au nord et au sud de cet ouvrage, s’étendaient deux régions de la province de Hamgyong qui portaient les noms de Gwanbuk et de Gwanseo signifiant respectivement « nord du col de montagne » et « ouest du col de montagne ». Passé Chollyong, la route continuait son parcours jusqu’au célèbre mont Kumgang ou Geumgang, cette « montagne des diamants » qui se dresse au sud-est de la ville.
Au-delà de ce point, le tracé des routes cesse d’apparaître distinctement sur les cartes de Google Maps en raison de la proximité de la zone démilitarisée, au sud de laquelle la Grande Route de Kyonghung s’engage dans la plaine de Gimhwa avant d’atteindre la ville de Pocheon et de franchir le col de Chukseong pour gagner celle d’Uijeongbu. Le voyageur qui y parvient voit alors surgir les trois formidables boucliers rocheux du mont Bukhan qui se dressent à la périphérie nord de Séoul, d’où il pourra se rendre dans le centre historique en une quarantaine de minutes par le métro.
Au départ de Séoul
Monument et statues élevés en l’honneur des soldats qui combattirent à la bataille du col de Chukseong, non loin de la ville d’Uijeongbu.
Dans l’ancienne capitale de Hanyang, le « kilomètre zéro » de la Grande Route de Kyonghung se situait à Dongdaemun, cette « porte de l’est » qui en constituait le principal accès, quoique les émissaires des Jurchen semblent avoir préféré celle de Hyehwamun parce qu’elle s’ouvrait au nord, bien qu’elle ait fait partie des quatre plus petites que comptait la ville. À ce propos, il convient de signaler que le nom de Hyehwa, qui signifie « édifié par la grâce », peut avoir fait référence au haut niveau d’instruction des ancêtres des Mandchous qu’étaient les Jurchen. Sortant par la porte de Hyehwamun en direction du nord, le voyageur se dirigeait vers Uijeongbu et devait franchir la colline de Donam-dong qui s’élève entre les monts voisins Bukhan et Gaeun. Cette hauteur portait à l’origine le nom de Doeneomi, lequel signifie « colline traversée par les doenom » et dont le dernier vocable désignait de manière péjorative les étrangers venant du nord-est. Si cette route des collines fut, un temps, principalement fréquentée par les Jurchen, ceux-ci eurent la possibilité de le faire grâce à Yi Seong-gye, qui fonda le royaume de Joseon et régna sous le nom de Taejo (r. 1392-1398).
Son père joua lui-même un rôle capital dans la reprise de la région nord-est aux Yuan, qui l’avaient occupée pendant près d’un siècle après la chute du royaume de Goryeo. Une fois investi du pouvoir et de l’assise dont il avait hérité, Yi Seong-gye en fit usage pour repousser les constantes incursions de l’ennemi. Par la suite, les relations de bon voisinage qu’il sut entretenir avec les Jurchen allaient représenter un atout diplomatique pour bâtir le nouveau royaume de Joseon. Quand survint la rébellion dite du Turban rouge, Yi Seong-gye prit la tête de troupes qu’il conduisit par la Grande Route de Kyonghung jusqu’à Gaegyeong afin d’assurer la défense de la capitale du royaume de Goryeo, une ville qui se nomme aujourd’hui Kaesong et se situe en Corée du Nord. Quand prit fin son règne, il eut encore de nombreuses occasions de parcourir cette voie dans les deux sens au gré de ses voyages.
La colline de la tristesse
La colline de Miari est en cours de remblayage sur cette vue datant de 1964. La route qui la longeait n’étant pas pourvue de bas-côtés à l'époque, il devait falloir se montrer très prudent pour ne pas se faire heurter par une voiture. © Municipalité de Séoul
Lieu de passage aujourd’hui très fréquenté entre le centre historique de Séoul et sa périphérie nord-est, la colline de Miari fut franchie par les troupes nord-coréennes qui s’avançaient sur Séoul en juin 1950.
La colline de Donam-dong, aussi connue sous le nom de Miari en raison du quartier éponyme où elle s’élève, appartient aujourd’hui à l’arrondissement de Seongbuk qui s’étend dans le nord de Séoul, alors que ce quartier se situait à sa périphérie jusqu’à l’expansion urbaine qui fit suite à la guerre de Corée. Lors de ce conflit, elle constitua l’un des fronts où furent livrées d’importantes batailles pour défendre la capitale. Contraints de céder du terrain face aux avancées réalisées par les forces du premier corps de l’armée populaire nord-coréenne lors de la bataille d’Uijeongbu, les soldats sud-coréens allaient jusqu’à la fin se battre courageusement sur les hauteurs du mont Gaeun afin de fermer la route aux chars de l’ennemi.
À l’aube du 28 juin 1950, trois jours après le début de l’invasion, l’ennemi parvint à enfoncer ces défenses après d’âpres combats qui ravagèrent la végétation de cette même colline où se dresse aujourd’hui un grand ensemble dont la vue imprenable ferait presque oublier que les lieux furent mis à feu et à sang.
Il allait falloir attendre plusieurs mois pour qu’un tournant intervienne dans le conflit et que les forces de l’ONU, s’engageant sur la Grande Route de Kyonghung, fassent reculer l’armée nord-coréenne jusqu’aux confins nord-est du pays où s’acheva sa retraite dans le grand port industriel de Chongjin, aujourd’hui capitale de la province du Hamgyong du Nord.
En 1956, soit trois ans après la conclusion de l’armistice qui suspendit les hostilités, la chanson Triste colline de Miari allait connaître un succès considérable, bien que les habitants de ce quartier préfèrent à ce nom, jugé trop chargé de souvenirs, celui de Donam-dong, le premier n’ayant d’ailleurs jamais figuré dans aucun des projets de réfection d’anciennes routes ou de création de sentiers de découverte culturelle mis en œuvre par les collectivités locales.
Les habitants de Miari éprouvent en fait une certaine gêne devant l’image négative qui s’attache à leur quartier en raison des événements tragiques dont il fut témoin et qu’immortalisa la célèbre complainte : « Mains entravées avec des barbrelés, on vous traînait sur cette colline », quoique personne ne sache au juste si l’homme dont il s’agit est l’un de ceux que firent prisonniers et exécutèrent les troupes nord-coréennes en déroute ou de ces innocents qui restèrent docilement à Séoul, comme les y avait enjoints le gouvernement sud-coréen, pour se voir ensuite accuser de collaboration avec l’ennemi et passer par les armes, comme ce fut le cas de 160 des quelque 50 000 personnes qui furent arrêtées pour ce motif lors de la libération de la capitale.
1Galerie Sang Sang Tok Tok
2Théâtre des arts de Miari
3Village des diseurs de bonne aventure de Miari
4Porte de Hyehwa
À l’aube du 28 juin 1950, trois jours après le début de l’invasion, l’ennemi parvint à enfoncer les défenses après d’âpres combats qui ravagèrent la végétation de cette même colline où se dresse aujourd’hui un grand ensemble dont la vue imprenable ferait presque oublier que les lieux furent mis à feu et à sang.
De lointains souvenirs
북En 2009, à l’emplacement d’un ancien parc d’attractions, ouvrait au public la Dream Forest, qui dispose d’un observatoire de 50 mètres de hauteur.
Inauguré en 1952 dans le quartier de Donam-dong, le marché traditionnel Jeil a subi des aménagements dans les années 1970 et, s’il n’occupe pas une superficie importante, il regroupe une multitude de petites échoppes d’autrefois qui ne manquent pas d’attirer touristes et riverains.
À partir du carrefour de Mia, la route nationale 3 se poursuit au nord en franchissant la colline de Suyuri et en longeant le ruisseau dit Jungnyang jusqu’à Uijeongbu. Étant donné les nombreux travaux d’élargissement ou de déviation qu’elle a subis au cours des dernières décennies, son tracé ne correspond vraisemblablement plus à celui de la Grande Route de Kyonghung de jadis, dont ne subsiste plus que le tronçon qui s’étend sur un pâté de maisons en tournant à gauche au carrefour de Banghak. On découvre alors avec étonnement que cette partie, loin de se réduire à un vestige d’un ouvrage vieux de plus de cinq cents ans, s’acquitte encore aujourd’hui de sa fonction dans la vie quotidienne. D’une largeur de dix mètres, elle est bordée de magasins et marchés à l’ancienne sur une distance de trois kilomètres, jusqu’à la station de métro du mont Dobong, le Collège de Séoul Nord s’y trouvant à peu près à mi-chemin. Ses riverains vaquent à leurs occupations, qui balayant sa cour, qui achetant ou vendant des marchandises, mais toujours indifférents aux clameurs, joies et peines de l’histoire de leur route. Il arrive toutefois que des traces en demeurent sur les panneaux indicateurs précisant l’itinéraire à suivre jusqu’au sentier de randonnée du mont Dobong ou aux tombes de la famille royale de Joseon, ainsi qu’à celles d’autres hauts personnages.
Par le passé, la colline de Miari représenta un lieu de passage obligé vers la capitale et, faute de l’avoir franchie, les acheteurs ne pouvaient guère espérer trouver de produits d’une qualité satisfaisante. Au marché de Donam-dong, les préparations les plus ordinaires telles que soupes au riz accompagnées de pommes de terre ou mêlées de sang de bœuf semblaient toujours plus saines et savoureuses qu’ailleurs, car, au-delà de ce quartier où il se trouvait et qui constituait le terminus d’une ligne de tramway, commençait la véritable campagne. Inaugurée en 1939, cette liaison allait desservir les lieux jusqu’en 1968 et s’inscrire à part entière dans l’histoire de Miari, laquelle allait cependant connaître de nouveaux bouleversements avec l’adoption, en 2002, d’un plan d’urbanisme destiné à désengorger la capitale. Si l’envergure et le rythme de ces aménagements ont été tels que le quartier s’est métamorphosé en moins d’une décennie, l’observatoire de la Dream Forest qui en fait la renommée permet encore de voir se côtoyer vie d’aujourd’hui et d’autrefois caractéristiques de la capitale.
Après la gare d’Uijeongbu, la route se subdivise en deux en direction du nord et celle qui bifurque à droite, c’est-à-dire vers le nord-est, n’est autre que cette Grande Route de Kyonghung dont le premier tronçon croise la ligne de cessez-le-feu avant de traverser toute la Corée du Nord jusqu’au Tumen. À sa vue, je me prends à imaginer la caravane des voyageurs qui y cheminent, tels ce jeune aristocrate assoupi sur sa mule qui le tire de son sommeil en trébuchant, les jeunes domestiques de sa suite qui portent leur fardeau, indifférents aux douloureuses ampoules de leurs pieds, et ce jeune soldat, long fusil à l’épaule, qui braille un chant militaire d’une voix éraillée. Indécis, je me tiens un moment à cet embranchement.