Toujours associée aux plaisirs de l’été, l’aubergine, par sa saveur agréable, fait un peu oublier les pluies de la mousson, comme le dit un vieil adage, mais peut-être les Coréens se sentent-ils aussi mieux à même d’affronter les mois de canicule en consommant ce fruit à la peau violacée par les anthocyanes si bénéfiques pour la santé.
Le gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin affirmait : « La cuisine est le plus ancien des arts » et cette assertion s’avère des plus justes si l’on pense que, par la diversité de ses ingrédients et par ses préparations, elle révèle son originalité et l’ancienneté de son histoire. Les produits dont elle fait usage ont donné lieu à des recettes d’autant plus variées qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition.
L’exemple de l’aubergine et de la tomate, qui appartiennent toutes deux à la famille des solanacées, en fournit une bonne illustration. Les feuilles et les fleurs de ces plantes ne sont pas comestibles en raison des alcaloïdes qu’elles contiennent et qui les protègent, tandis que leurs fruits sont propres à la consommation.
La tomate étant considérée comme un fruit en Corée, ce qui n’est que rarement le cas ailleurs, elle ne sert guère de plat d’accompagnement, hormis sous forme de marinades, et se mange crue ou se boit en jus. Au contraire, l’aubergine y est rangée parmi les légumes, au même titre que le radis chinois, le chou chinois ou la courgette, et vient ainsi garnir le riz servi avec certains plats.
Selon une recette parue dans le quotidien Dong-A Ilbo du 4 août 1931, une des façons d’accommoder l’aubergine consiste à la faire cuire à la vapeur ou sur un lit de riz, puis à la laisser refroidir dans l’eau avant de la déchiqueter à la main dans le sens de la longueur et de l’assaisonner avec du piment vert haché, de la sauce de soja, de l’huile de sésame et des graines de sésame grillées en mélangeant le tout. Une autre préparation emploie des aubergines que l’on a fait sécher en juillet ou en août pour les conserver jusqu’à la saison froide et il s’agit alors de les mettre à tremper dans l’eau pour les faire gonfler, l’assaisonnement venant s’y ajouter une fois l’eau extraite. Enfin, il est possible de la découper en bâtonnets que l’on fait rapidement macérer dans l’eau salée et qui se consomment relevés de moutarde ou d’épices.
Tout aussi appréciée crue que cuite
L’aubergine est depuis fort longtemps prisée des Coréens, comme en témoignent leurs nombreuses manières de l’accommoder, notamment, pour n’en citer que quelques-unes, coupée en dés légèrement farinés, frits et assaisonnés ou en fines tranches recouvertes de bœuf haché, plongées dans des œufs battus et rissolées à l’huile pour confectionner une sorte de galette appelée jeon. Les Coréens découvrant d’autres cultures et voyageant toujours plus à l’étranger, ils s’essayent à la confection de spécialités d’autres pays telles que les yuxiang chinoises, nasu dengaku japonaises ou parmigiana di melanzane italiennes, où elles sont respectivement parfumées, agrémentées de miso et accompagnées de parmesan.
Si tomates et aubergines, pourtant de la même famille, donnent lieu à des préparations aussi différentes, c’est en raison des circonstances dans lesquelles elles sont apparues en Corée. Originaire d’Amérique latine d’où elle fut introduite en Corée au début du XVIIe siècle, la tomate ne parvint pas à s’implanter d’emblée et ne fit son retour qu’au début du XXe siècle, ce qui ne lui a guère laissé le temps de se faire une place dans l’art culinaire du pays.
Provenant de régions tropicales d’Asie, l’aubergine est arrivée bien avant elle sur la péninsule, à partir de l’Inde et en passant par la Chine. Elle est ainsi d’un emploi très ancien en Corée, comme en attestent certaines sources faisant état de sa culture sous le royaume de Silla, c’est-à-dire voilà plus d’un millénaire.
C’est sous celui de Goryeo, qui lui succéda, qu’elle prit vraiment place sur les tables coréennes, comme l’indique ce poème intitulé Gapo yugyeong, c’est-à-dire le chant des six légumes de jardin, que composa Yi Gyu-bo (1168-1241) à la gloire des saveurs et vertus de cette plante :Avec ses reflets rouges sur fond
violet, comment serait-elle
jugée vieille ?
Rien n’égale l’aubergine
par ses fleurs et ses fruits.
Ces fruits, surgis en abondance
des sillons,
Comme ils sont délicieux aussi
bien cuits que crus !
D’aucuns pourraient s’étonner qu’elle se mange crue, mais c’est le cas en Corée où elle peut servir à confectionner le plat dit kimchi ou être conservée dans du concentré de soja. En Thaïlande, une variété verte et ronde qui ressemble à une balle de golf se consomme aussi telle quelle, sans autre préparation que la sauce qui l’accompagne. Si l’alcaloïde toxique dénommé solanine y est présent, comme dans les autres plantes de la famille des solanacées, c’est avec une teneur si faible qu’elle le rend totalement inoffensif… à moins d’absorber d’affilée trente ou quarante de ces légumes !
Il faut aussi savoir que l’aubergine contient de la nicotine, qui est également caractéristique de l’ensemble de cette même famille et que la cuisson ne fait pas disparaître, mais elle ne s’avère pas nocive de par sa quantité très réduite, qui équivaut à une cigarette pour dix kilogrammes de ce légume. En outre, le foie neutralise cette substance toxique dès qu’elle est ingérée, préalablement à son évacuation.
L’aubergine sauvage, quant à elle, renferme une substance amère qui assure la défense de la plante contre les envahisseurs, mais présente une toxicité pour l’homme, ce qui lui valut d’être appelée dans l’Antiquité romaine mala insana, c’est-à-dire « pomme folle », d’où provient le vocable italien melanzana. À la lecture d’un manuscrit bédouin du XIe siècle selon lequel, en particulier : « Sa couleur est pareille à celle du ventre du scorpion et son goût, à celui de son aiguillon venimeux », il semble que l’aubergine ait été réputée pour son amertume des siècles durant, après la chute de l’empire romain.
Provenant de régions tropicales d’Asie, l’aubergine a été introduite bien avant la tomate en Corée, à partir de l’Inde et en passant par la Chine. Elle est donc d’un emploi très ancien sur la péninsule, comme en attestent certaines sources faisant état de sa culture sous le royaume de Silla, c’est-à-dire voilà plus d’un millénaire.
Des formes, tailles et couleurs variées
L’aubergine que nous connaissons aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec cette « pomme folle » des temps anciens, car les variétés cultivées par l’homme s’en sont différenciées par leur aspect au fur et à mesure de l’amélioration des espèces et de la domestication des plantes. Les cultivars existant à l’heure actuelle vont de l’aubergine pois minuscule, comme son nom l’indique, à l’aubergine japonaise, dont le fruit a une longueur de 40 centimètres, en passant par la « black enorma », qui peut peser jusqu’à 650 grammes, ainsi que par des variétés vertes, blanches et violettes, voire à rayures. L’une d’elles, produite en grande quantité aux États-Unis, est de couleur blanche et ovoïde, d’où son nom anglais d’« eggplant », c’est-à-dire la « plante à œufs ».
L’amertume de l’aubergine pouvant déplaire, différents moyens de l’atténuer ont été préconisés au cours du temps et les premiers traités culinaires recommandaient déjà de la saupoudrer de gros sel, puis d’attendre une demi-heure à une heure. Toutefois, si le sel permet effectivement de faire dégorger la chair, il ne suffit pas à la débarrasser de son goût amer, le recours continuel à ce procédé démontrant que, par son goût qui relève celui de l’aubergine, le sel exerce tout de même une certaine action sur son amertume. Son emploi ne s’impose plus sur les variétés moins amères d’aujourd’hui, mais peut s’avérer utile pour d’autres raisons.
Dans la cuisine familiale, la manière la plus courante d’accommoder l’aubergine consiste à la faire cuire brièvement à la vapeur avant de la déchiqueter dans le sens de la longueur, puis à l’assaisonner avec un mélange de sauce de soja, de vinaigre, de ciboule hachée, d’huile de sésame et de graines de sésame grillées.
L’aubergine se prête aussi à des préparations plus raffinées que l’on sert à ses invités ou dans d’autres occasions.Selon le cas, on la découpera soit en tranches épaisses que l’on fera rissoler dans l’huile (à gauche), soit en tranches épaisses que l’on recouvrira de bœuf haché assaisonné et que l’on repliera, avant d’enduire le tout d’oeuf battu et de le faire rissoler dans l’huile pour confectionner une sorte de galette appelée jeon.
L’ingrédient de mille et un plats
La chair d’aubergine possède une consistance spongieuse qui lui confère une texture en bouche et un goût sucré spécifiques, mais frite ou sautée, elle absorbe une grande quantité d’huile et ramollit, ce que permet d’éviter l’emploi préalable de sel en éliminant l’eau, puis en comblant les pores laissés vides. Dans la cuisine turque ou chinoise de style Sichuan, ce procédé permet de relever la saveur du légume en l’imprégnant du parfum de l’huile.
En Asie du Sud-Est, les préparations visent au contraire à mettre en valeur l’amertume de l’aubergine pour la rendre plus goûteuse, à l’instar de la recette du curry vert thaïlandais à base d’aubergine pois très amère. Ailleurs, l’aubergine ne tient pas toujours lieu de plat de résistance, car elle sert aussi à la confection de desserts.
Un dicton du Moyen-Orient déclare ainsi qu’« Une femme n’est pas prête à se marier avant de connaître mille façons de cuisiner les aubergines », démontrant ainsi la multiplicité des préparations qui en font usage et amenant à se demander s’il existe : « un légume aussi tentant et appétissant que l’aubergine violette qui luit sous le soleil brûlant ».
Sa peau tient sa couleur mêlant le violet au rouge et au bleu d’une profusion d’anthocyanes anti-oxydants, ces pigments qui produisent de mystérieux reflets bleus évocateurs d’une peinture et sont particulièrement présents dans ce légume, puisque c’est à raison de 700 milligrammes pour 100 grammes, ce qui leur permet d’assurer une protection contre les rayons ultraviolets. Afin de tirer le meilleur parti des vertus de ce précieux aliment, on ne saurait trop conseiller de le faire cuire avec la peau, bien que le taux d’assimilation des anthocyanes par l’organisme ne soit pas connu avec certitude.