Dans la province du Gyeongsang du Nord, le canton de Yecheon abrite l’un des dix havres de paix où les Coréens trouvèrent refuge aux heures sombres de l’histoire du royaume de Joseon et sa population, aujourd’hui encore unie par des liens fraternels, évolue dans un charmant cadre naturel évocateur de l’esthétique traditionnelle coréenne.
ⓒ Office National du Tourisme de Corée
Dans la plupart des régions du monde, des populations humaines se sont établies au bord des fleuves ou sur les côtes, ce qui leur a permis de s’adonner au commerce et à la navigation. Dans la province du Gyeongsang du Nord, tel fut le cas du canton de Yecheon, car, quoique isolé au milieu des montagnes, il se trouve à la confluence du plus grand fleuve sud-coréen, le Nakdong, et de deux autres cours d’eau nommés Naeseongcheon et Geumcheon. Cet emplacement privilégié ne manqua pas d’attirer les hommes et ceux-ci tirèrent bientôt leur subsistance du transport fluvial et des échanges commerciaux.
Situé à 240 mètres d’altitude au versant du mont Biryong, non loin de son sommet, l’observatoire de Hoeryongpo prend place dans un pavillon de style traditionnel offrant un panorama exceptionnel de l’agglomération de Hoeryongpo, dont la forme particulière rappelle une larme. Ce pittoresque village, que certains appellent « l’île sur le continent » parce que le Naeseong l’entoure presque complètement de ses deux bras, doit en réalité son toponyme à un emplacement exceptionnel qui le fait ressembler à un dragon longeant les rives.
À deux kilomètres à peine de l’observatoire, les deux affluents, en se jetant dans le Nakdong, créèrent un précieux carrefour qui favorisa longtemps les échanges, puisque, jusqu’à l’apparition du train et de l’automobile qui révolutionna les transports, plus de trente bateaux l’empruntaient chaque jour pour assurer les déplacements et l’acheminement des marchandises. En 1934, une terrible inondation allait ravager le village, emportant tout sur son passage, à l’exception notable de la taverne Samgang et du fusain vieux de 500 ans qui s’élevait près d’elle. La construction d’origine existe encore, mais c’est dans un établissement voisin que sont servies les crêpes de chou coréennes dites baechujeon et le makgeolli, un alcool de riz traditionnel, comme le faisaient les aubergistes d’antan, et que se perpétuent ainsi les saveurs de repas qui réconfortaient le voyageur.
Pour de nombreux cantons ruraux, l’urbanisation rapide qui débuta dans l’après-guerre provoqua une baisse brutale de la démographie et le canton de Yecheon ne fit pas exception à la règle, puisqu’il perdit plus de la moitié de sa population. Aujourd’hui, ce que le public en apprend par les guides touristiques, séries télévisées et réseaux sociaux suscite chez lui un vif intérêt pour des lieux tels que le village de Hoeryongpo et son observatoire, dont la fréquentation est en fort progrès. En me rendant moi-même sur les lieux voilà peu, j’allais y découvrir des aspects méconnus de l’histoire et de la culture coréennes dans une atmosphère qui tranche sur le rythme trépidant des grandes villes.
Au village de Geumdangsil, s’élèvent encore des habitations traditionnelles d’époque Joseon qui conservent leur aspect d’origine, ainsi que nombre de dolmens de l’âge du bronze épars sur le domaine communal. Ses curiosités comportent aussi un dédale de murs de pierre et une forêt de pins classée monument naturel n° 469.
© Canton de Yecheon
Un havre de paix enchanteur
Sous le royaume de Joseon (1392-1910), l’ « Sipseungjiji » désignait les dix sites les plus favorables à une implantation humaine conformément à certaines traditions coréennes de recherche d’un emplacement idéal. Ces lieux, souvent enclavés dans des régions isolées et coupées des grands axes de communication, bénéficiaient en revanche de la fertilité de leurs sols et de la présence d’autres moyens d’accès qui s’offraient au commerce, de là l’existence aussi prospère que paisible dont y jouissait leur population.
Au nombre de ces lieux privilégiés, se trouvait le village de Geumdangsil, qu’un marcheur peut atteindre en quarante minutes en partant de la taverne Samgang. Les nombreux dolmens de l’âge du bronze qui émaillent ses alentours témoignent des origines anciennes et de la richesse du patrimoine régional. Au sein du village, s’éparpillent des dizaines de hanok, ces habitations d’autrefois aux impressionnants murs de pierre qui étendent leur dédale sur pas moins de sept kilomètres et confèrent aux lieux un charme intemporel empreint de nostalgie.
Une brève flânerie suffira à comprendre ce qui vaut au village sa réputation de havre de paix, avec ses vastes rizières qui délimitent son pourtour et les formidables sommets de la chaîne du Sobaek qui se dressent majestueusement au nord. Pendant la période de Joseon, cette situation assurait un équilibre parfait qui lui permit à la fois de se prémunir contre les invasions grâce à son isolement tout en demeurant accessible aux commerçants et fournisseurs.
En venant du nord-ouest, s’étend, sur huit cents mètres, une forêt de près de neuf cents pins que plantèrent les habitants à la lisière du village, voilà de cela plusieurs siècles, pour se protéger des eaux du Geumcheon voisin, qui entrait fréquemment en crue. Aujourd’hui classée monument naturel, cette étendue boisée éveille l’intérêt par ces origines historiques autant qu’elle séduit par la beauté de son paysage. Quand le printemps est là, un sentier long de sept kilomètres menant au temple de Yongmun se métamorphose sous une nuée de fleurs de cerisier qui teintent tout son parcours de rose.
Classée n° 134 du patrimoine culturel populaire de la province du Gyeongsang du Nord, la taverne Samgang logea et restaura marchands ambulants et bateliers des siècles durant.
À la sympathique Fête du bac qui se tient à la taverne Samgang, un enfant s’initie au beona dolligi, ce jeu consistant à faire tourner des assiettes qui se pratique dans les spectacles folkloriques traditionnels.
ⓒ Canton de Yecheon
Le legs des lettrés de jadis
Le canton de Yecheon occupe une place non négligeable dans le répertoire encyclopédique des connaissances humaines grâce à l’altruisme de nobles lettrés qui tirèrent parti de leur situation privilégiée et d’une certaine aisance pour transmettre le savoir qu’ils avaient acquis au lieu de s’en réserver le bénéfice.
La vie de Gwon Mun-hae (1534-1591), ce fonctionnaire qui exerça à la cour de Joseon de 1534 à 1591, en fournit une excellente illustration. Quand vint l’heure de prendre une retraite bien méritée, il s’en retourna dans le canton de Yecheon et s’y mit en quête d’un lieu dont l’atmosphère paisible serait bienfaisante pour son esprit comme pour son corps. Il découvrit alors ce havre de paix blotti au creux d’une vallée aujourd’hui renommée pour sa splendide allée bordée de cerisiers. Assis sur un rocher escarpé qu’entouraient les pins et qu’avoisinait un ruisseau, Gwon Mun-hae goûtait la sérénité de ce lieu que la brume printanière montant du cours d’eau enveloppait d’une aura mystique évocatrice de la demeure céleste des immortels.En 1582, il porta son choix sur ce merveilleux emplacement pour y faire bâtir une chaumière qui, après sa disparition, fut malheureusement détruite lors des invasions japonaises de 1592 à 1598, puis restaurée en 1612 et de nouveau rasée en 1636, pendant l’offensive des Qing. En lieu et place de cette habitation, s’élève depuis 1870 une construction dite Choganjeong, c’est-à-dire « pavillon de la vallée verte ».
Dans ce cadre paradisiaque, Gwon Mun-hae se consacra à l’élaboration de la Daedong unbu gunok, cette encyclopédie coréenne qui représenta la première en son genre en Corée. Recensant une immense partie du savoir acquis de l’antiquité au XVe siècle, elle traite notamment de celui ayant trait à l’histoire, à la géographie, aux peuples, à la faune et à la flore, ainsi qu’aux légendes populaires coréennes.
Selon le procédé traditionnel de décompte des volumes anciens, le terme « gwon » désigne un chapitre portant sur un thème, tandis que « chaek » se réfère au tome d’une collection, l’encyclopédie de Gwon Mun-hae rassemblant pas moins de vingt gwon répartis sur vingt chaek.
Dans l’oasis de sérénité qu’il s’était créée, se joignit à lui son fils, Gwon Byeol (1589-1671), auteur de l’ouvrage Haedong jamnok, dont le titre signifie « divers s sur la mer de l’Est » et qui consiste en une encyclopédie fournissant avec force détails la biographie des différents fonctionnaires de haut rang cités dans de la Daedong unbu gunok, unbu gunok. À la fin de la première moitié du XIXe siècle, deux savants natifs du canton de Yecheon se distinguèrent par leur apport décisif à l’essor intellectuel de Corée. Il s’agissait de Bae Sang-hyeon (1814-1884), qui élabora la Dongguk sipji, cette « encyclopédie des lois et règlements coréens » portant sur des domaines aussi variés que le droit pénal, la riziculture ou la géographie, tandis que Park Ju-jong (1813-1887) composa la Dongguk tongji , une « encyclopédie de la culture traditionnelle coréenne » qui embrasse l’ensemble de la culture du royaume de Joseon dans le cadre de ses quatorze rubriques différentes.
Remarquable spécimen de l’architecture d’époque Joseon, le pavillon de Choganjeong dessine sa douce silhouette au détour d’un ruisseau et semble en parfaite harmonie avec son cadre naturel.
ⓒ Canton de Yecheon
La sagesse au service du vivre-ensemble
S’agissant des liens de solidarité et du bien-être de tous, les habitants de Yecheon font preuve d’une sagesse et d’une ingéniosité qu’illustre une originale tradition locale par laquelle ils choisissent deux arbres et les considèrent comme propriétaires du lieu où ils se trouvent. L’un d’eux est un majestueux pin dont les branches s’étendent sur vingt-trois mètres d’envergure et le tronc, sur trente mètres de hauteur, et l’autre, un micocoulier d’une taille comparable connu sous le nom de Hwangmokgeun.
Âgé de 650 ans, ce pin de Yecheon allait être le premier de son espèce à se voir attribuer un terrain à l’initiative d’un homme nommé Lee Su-mok. Celui-ci, n’ayant pu avoir d’enfants, décida après mûre réflexion de céder ses 6 600 mètres carrés de terrain à cet arbre qu’il nomma Seoksongryeong, c’est-à-dire « pin magique », le titre de propriété correspondant ayant été officiellement enregistré à ce nom en 1927.
On pourrait légitimement se demander pourquoi Lee Su-mok préféra léguer cette parcelle à un arbre plutôt qu’à un parent ou un voisin, mais la sagesse de sa décision s’impose au vu de ce qui est arrivé par la suite. Désormais, des particuliers ou des organismes louent de tels terrains aux arbres qui en sont les propriétaires et les loyers qui en sont tirés servent à financer des bourses d’études destinées aux jeunes de la région. Alors que leur transmission à des personnes était susceptible de semer la discorde parmi les habitants, Lee Su-mok évita ainsi cette possibilité en s’assurant que ces derniers en profiteraient dans leur ensemble.
Près d’un siècle s’est écoulé depuis que Seoksongryeong possède la terre sur laquelle il a poussé, mais les habitants du village n’ont pas cessé de le traiter avec tous les égards dus à un propriétaire et de lui prodiguer tous les soins nécessaires, y compris par l’installation d’un paratonnerre qui le protège des intempéries. Quant aux bourses d’études créées à son nom, elles ont permis à nombre d’étudiants de mener à bien leurs études et, à d’autres, d’en poursuivre à leur tour.
Non loin de là, le village de Geumwon, s’orne également du Hwangmokgeun, un splendide micocoulier qui se couvre de fleurs d’un jaune éclatant au mois de mai. Il possède son propre terrain de 13 620 mètres carrés, soit le double de la superficie de celui de Seoksongryeong, depuis 1939, année où la commune lui a officiellement attribué une partie de son domaine. Les revenus locatifs qui en sont tirés ont également permis la création de bourses d’études d’un montant annuel de 300 000 wons à l’intention des collégiens de la région.
Le village de Geumwon s’enorgueillit d’ailleurs de la philanthropie qui est depuis longtemps la sienne, puisque les archives municipales attestent l’existence de dons effectués voilà déjà un siècle. Une pratique notamment, avant chaque repas, à réserver une cuillerée de riz destinée aux plus démunis. Ces s conservent les procès-verbaux de réunions respectivement tenues en 1903 et 1925 par l’association communautaire de Geumwon et l’association d’épargne et de secours.
Sur la commune de Cheonhyang, se dresse le Seoksongryeong, cet imposant pin dans lequel les habitants voient un garant de leur paix et de leur sécurité. Il présente la particularité d’être pourvu de branches d’une longueur trois fois supérieure à sa hauteur, à telle enseigne qu’elles doivent reposer sur un étayage en pierre et en métal.
ⓒ Kwon Ki-bong
« La tombe des mots »
Dans le sud du canton, un lieu appelé « la tombe des mots » fournit un exemple particulièrement révélateur de l’esprit de solidarité et de paix qui caractérise Yecheon. Alors qu’il semble à première vue s’agir d’une colline, il se compose de pierres et de terre que les villageois élevèrent pour simuler une tombe de grandes dimensions, ayant eu l’originale idée de le faire pour « enterrer » les paroles blessantes et éviter ainsi toute querelle au sein de leur communauté.
À ceux qui s’interrogeraient sur la raison pour laquelle le village de Geumdangsil figure au nombre des « Sipseungjiji », mais aussi sur la prospérité qu’il connaît aujourd’hui encore, on pourra citer différents facteurs tels qu’une atmosphère de sérénité, de vastes champs fertiles, ou l’accès aux voies d’échanges commerciaux : autant d’avantages qui en font un lieu où il fait bon vivre. Longtemps après les guerres et troubles politiques du royaume de Joseon, les villageois y trouvent encore un cadre apaisant qui leur permet d’échapper à la tension et à la concurrence impitoyable des zones urbaines.
Pour autant, on ne saurait croire que la beauté de ses paysages et sa situation géographique privilégiée constituent les seuls atouts de son succès, car l’esprit d’entraide, de compréhension et de respect mutuel qui y règne s’avère tout aussi précieux. Le visiteur qui découvrira le canton de Yecheon constatera par lui-même les témoignages d’une telle bienveillance.
Autrefois, les villageois élevèrent cette « tombe des mots » pour taire symboliquement les paroles blessantes et éviter ainsi que se créent des tensions entre eux. Les pierres qui s’y trouvent sont gravées d’inscriptions destinées à prodiguer des conseils et inviter à réfléchir avant de parler.