Sur la bordure occidentale de la péninsule coréenne, se trouve une ville à l’originale topographie sculptée par les raz de marée, au riche patrimoine culturel et aux vestiges historiques témoignant d’un rôle important dans la défense du pays. Elle a pour nom Seosan.
© Ville de Seosan
En 2021, le film Mud Max consacré à la ville de Seosan dans le cadre d’une série de vidéos de promotion intitulée Feel the Rhythm of Korea allait surprendre les spectateurs du monde entier en montrant des engins agricoles qui parcouraient d’immenses champs boueux à vive allure, tels les véhicules lancés dans la fameuse course-poursuite du Mad Max: Fury Road de George Miller réalisé en 2015. En devenant virale, cette vidéo parodique allait attirer nombre de curieux jusqu’à cette région pittoresque située à l’extrême nord-ouest de la province du Chungcheong du Sud.Sa géographie présente un contraste saisissant avec les montagnes et collines verdoyantes caractéristiques du reste du pays en raison des chenaux, grands ou petits, qui échancrent profondément son littoral et lui valent parfois d’être appelée naepo, c’est-à-dire «l’estuaire». Ces formations géologiques résultent de l’action de marées dont les niveaux présentent parfois les écarts les plus élevés au monde, comme dans la baie de Garorim située au nord de Seosan, où leur amplitude moyenne peut approcher cinq mètres, la plus forte à ce jour ayant atteint huit mètres.
Une manne de fruits de mer
Le pont de Yudu, qui relie l’île d’Ung au continent et possède une portée totale de six cents mètres, est peu à peu submergé à la marée montante pour le plus grand plaisir des touristes témoins de ce spectacle. Il est toutefois prévu de le démonter en 2025 dans le cadre d’un projet visant à reconstituer les écosystèmes de la région.
Ces importants mouvements de la mer le long des côtes de Seosan favorisent la présence d’abondantes ressources marines et, en 2016, la zone semi-fermée de la baie de Garorim allait être classée au premier rang de toutes les aires marines protégées du pays pour la richesse de sa biodiversité et la limpidité de ses eaux, outre qu’elle a été la vingt-cinquième zone marine au monde à être protégée. Depuis 2019, année où sa délimitation a été modifiée, cette zone protégée occupe une superficie de 92 km2.
Le film Mud Max attire notamment l’attention sur les vasières d’Ojiri, dont se bordent les rives de la baie de Garorim et qui se remplissent d’une multitude de poissons à marée haute, notamment le sébaste et l’alose à gésier. Le reflux révèle de vastes étendues de boue tapissées d’ecklonia cava, ces algues brunes présentes ici plus que partout ailleurs sur le littoral coréen, palourdes et coques s’y trouvant aussi en grand nombre. Quand vient l’automne, ces lieux voient proliférer les petites pieuvres qui font sa réputation et que mentionnaient déjà en 1454 les Sejong sillok jiriji, ces «Annales du roi Sejong». Lors de la visite qu’il effectua en Corée en 2014, le pape François trouva si bonne la bouillie agrémentée de ces petits céphalopodes à laquelle il goûta qu’il demanda deux fois à être resservi.
Pour assister à leur pêche, il suffit de se rendre à Jungwangri, où s’étend la partie sud des vasières d’Ojiri et où les pêcheurs localisent ces mollusques au vu des bulles d’air qui s’échappent des trous où ils sont enfouis, après quoi ils n’ont plus qu’à les en extraire délicatement, les touristes qui visitent la baie en automne pouvant aussi tenter leur chance en s’essayant à cette pratique.
Entre Ojiri et Jungwangri, l’île d’Ung est reliée au continent par un pont d’une longueur de six cents mètres que l’on ne peut emprunter qu’à marée basse, celle-ci créant ainsi deux fois par jour une spectaculaire «séparation de la mer» qu’il ne sera pas donné d’observer longtemps encore puisqu’un second ouvrage d’art en cours de réalisation devrait voir son chantier s’achever en 2025.
Un formidable rempart
La baie de Garorim, qui s’étend près de Seosan, fournit à la population sa manne de ressources marines riches et variées.
Tant de richesses marines ne pouvaient que susciter la convoitise des pirates, les maraudeurs s’aventurant jusque sur les terres fertiles qui s’étendent dans l’intérieur, entre mer et montagnes de l’est, cette région de plaines particulièrement propices à l’agriculture qui faisait de Seosan la cible de leurs attaques.
Pour prémunir les lieux de ces constants périls, le roi Taejong (r. 1401-1418) ordonna en 1416 la construction d’ouvrages défensifs dans la région de Haemi située à l’est du mont Dobi, Seosan ajoutant dès lors le rôle de première ligne de défense du pays et à celui de zone de production agricole figurant parmi les plus importantes du pays.
Outre cette fortification répondant à un choix stratégique qui exigea de considérables efforts, il fut décidé que le quartier général de l’état-major des armées responsable du centre du pays serait déplacé et implanté à Haemi, ce qui ne fit que renforcer la vocation défensive de la région. Au cœur même de cette ville distante d’environ douze kilomètres de Seosan, se dresse la forteresse de Haemieupseong, qui abrita le quartier général du haut-commandement militaire. Contrairement aux autres places fortes de l’époque de Joseon, qui en règle générale, étaient édifiées sur des terrains escarpés, celle de Haemieupseong le fut sur une étendue plate.
Épargnée jusqu’à aujourd’hui par des plans d’urbanisme dont les sollicitations toujours plus pressantes ont entraîné la démolition de certaines parties de cette imposante ville fortifiée, Haemieupseong demeure l’un des ouvrages défensifs qui présentent le meilleur état de conservation aux côtés de ceux de Gochangeupseong et de Naganeupseong respectivement situés dans les provinces du Jeolla du Nord et du Jeolla du Sud. Tandis que sa porte sud, ainsi que certains tronçons de ses remparts, ont survécu au passage du temps, d’autres parties ont dû faire l’objet d’une restauration ou d’une reconstruction.
La forteresse de Haemieupseong, qui compte parmi les mieux conservées de Corée, renferme certains vestiges témoignant de la persécution passée du catholicisme. Les orangers trifoliés qui furent plantés tout autour des murailles pour entraver la progression des envahisseurs valurent à ce lieu d’être appelé parfois «forteresse orange trifoliée».
Les murailles de la ville fortifiée de Haemieupseong se dressent à une hauteur de cinq mètres sur une distance d’environ 1,8 kilomètre; ils comportent deux bastions dessinant des angles saillants et appelés «chi», d’après la transcription phonétique du caractère chinois 雉 désignant un faisan, cet oiseau qui disparaît dans un buisson dès que survient un danger. Ces éléments créés sur le tracé des murs d’enceinte répondaient par leur conception à l’if stratégique d’avertir des dangers d’intrusion dans les lieux et d’en assurer la défense tactique.
À l’intérieur de cette ceinture fortifiée, s’élève encore un majestueux arbre des pagodes dont l’âge est estimé à plus de trois cents ans et autour duquel se distribuent des reproductions du siège de l’ancien gouvernement provincial, d’une maison d’hôtes qui accueillait les représentants dépêchés par le gouvernement et d’une prison. Accroché au flanc de la colline voisine du siège du gouvernement provincial, se trouve le pavillon de Cheongheojeong, qui a été reconstruit en 2011 et permet au visiteur de disposer d’un large panorama des environs, tandis que la pinède voisine lui offre son cadre paisible le temps d’une promenade. En procurant une défense inviolable à tout l’intérieur du pays, la forteresse de Haemieupseong allait permettre à sa population de connaître la paix au cours de longues périodes de l’histoire. Le festival de Haemieupseong de Seosan qui commémore ce riche passé verra sa vingtième édition se dérouler au début du mois d’octobre prochain, après quatre années d’interruption imposées par la pandémie de Covid-19, afin de renouer avec la tradition et de mettre à l’honneur l’histoire et la culture de cette région remarquable.
Tout un legs culturel
Pourvue des beautés d’un cadre naturel exceptionnel, Seosan se distingue en outre par un riche patrimoine culturel qui comporte notamment le temple de Gaesim, l’ermitage de Ganwol et la triade de Bouddhas sculptée dans la roche, à Yonghyeon-ri.
Au temple de Gaesim, le grand pavillon de Daeungjeon a été classé trésor numéro 143 en raison de sa remarquable esthétique architecturale. Non loin de là, une visite s’impose également à la résidence des moines, dite Simgeomdang, qui s’intègre particulièrement bien dans son cadre naturel.
Construit en l’an 654 de notre ère, c’est-à-dire à l’époque du bas Baekje, le discret temple de Gaesim se blottit sous l’épaisse couverture végétale de la forêt qui s’étend entre les monts Sangwang et Illak, mais son histoire vieille de près de 1 400 ans et son indéniable valeur artistique le classent parmi les quatre temples les plus importants de la province du Chungcheong du Sud.
Le parcours qui y mène recèle à lui seul d’intéressantes découvertes, tel le lac artificiel de Sinchang que longe le promeneur peu avant d’arriver au temple et qui constitue la principale source d’irrigation de la région. L’automne venu, il se drape souvent, au petit matin, dans un voile de brume qui lui confère une atmosphère mystique. À partir de l’Iljumun, cette porte à un pilier qui constitue l’entrée principale du temple, le sentier forestier long de cinq cents mètres qui aboutit dans la cour du temple permettra au promeneur de cheminer en toute quiétude dans la nature. À son arrivée, celui-ci franchira les eaux d’un bassin rectangulaire en s’avançant sur un rondin de bois fendu en deux qui tient lieu de pont et, ce faisant, il lira, gravé sur un poteau en pierre, le mot «gyeongji» qui invite à contempler son reflet dans l’eau, mais aussi à s’interroger sur ses façons de penser et à se livrer à l’introspection. Par sa signification symbolique, cette inscription s’accorde parfaitement avec le nom même du temple, qui engage à «ouvrir son cœur et chasser les préoccupations et désirs de ce bas monde».
Tout en discrétion et en simplicité, le temple de Gaesim n’en demeure pas moins un lieu de contrastes dont le joyau est ce Bouddha Amitabha assis en bois qui compte parmi les plus anciennes statues coréennes par son sujet et son matériau. Quant à son grand pavillon, dit Daeungjeon, il présente un aspect bien conservé qui permet aux visiteurs de mieux se plonger dans l’atmosphère de ce lieu ancestral.
Parmi toutes les autres constructions, la résidence des moines appelée Simgeondang présente un intérêt particulier. Restaurée en parallèle avec le grand pavillon, elle fut dotée par la suite d’une cuisine attenante. Les éléments les plus remarquables de ce bâtiment sont sans aucun doute ses piliers constitués de troncs d’arbre. Leur forme naturellement tordue a été conservée en procédant le moins possible à des coupes ou équarrissages, ainsi qu’en s’abstenant de les peindre, contrairement à la tradition, ce qui a permis de laisser apparentes les fissures naturelles du bois, comme autant de témoins de l’ancienneté et de la solidité de telles constructions. Ces piliers nus et rugueux se marient particulièrement bien avec les couleurs vives dont se parent les feuillages en automne et produisent un effet à la fois idyllique et chaleureux qui s’ajoute à l’impression de noble dignité régnant dans ce sanctuaire.
Sculptée à même un pan de rocher s’élevant dans la commune de Yonghyeon-ri, qui s’étend sur un vaste socle rocheux situé au pied du mont Gaya,vis-à-vis du temple de Gaesim, la triade de Bouddhas produit également une impression de simplicité et de sobre authenticité, tandis que les figures représentées arborent uneà la fois facétieuse et bienveillante, mais l’un des aspects les plus captivants du groupe qu’elles forment est l’aura changeante qu’il acquiert à différents moments de la journée. En raison du relief de la sculpture et des traits nettement marqués de ses visages, l’angle d’incidence des rayons qui s’y projettent fait varier son apparence et crée un spectacle sans cesse renouvelé. Restée insoupçonnée pendant un millénaire et demi, l’existence de cette œuvre n’allait être découverte qu’en 1959, son classement au nombre des trésors du patrimoine national étant intervenu trois ans plus tard. Les Coréens l’appellent affectueusement «Sourire de Baekje» en souvenir du royaume du même nom qui régna jadis sur cette contrée.
Sculptée dans la roche voilà plus d’un millénaire et demi, cette triade de Bouddhas adresse ses sourires énigmatiques auxquels les rayons de soleil donnent des s changeantes en éclairant le visage des statues selon différents angles.
Autre haut lieu de l’histoire de Seosan, l’ermitage de Ganwol offre son paysage enchanteur sur l’île du même nom, qui est la plus méridionale de celles situées au large de la ville, dans la baie de Cheonsu, et qu’a permis de découvrir le film Mud Max. Comme à l’île d’Ung, les visiteurs peuvent s’y rendre deux fois par jour à marée basse, en empruntant ici un passage d’une largeur de trente mètres, tandis qu’il leur faut prendre le bateau pour le faire à marée haute.
L’île est parfois désignée par le mot «yeonhwadae» signifiant «pied de lotus», car ses contours évoquent la forme de cette fleur lors des grandes marées, le flux et le reflux de la mer n’enlevant toutefois rien à la beauté pittoresque de ses paysages. Au crépuscule, l’ermitage de Ganwol y est visible dans toute sa beauté sereine.
Une volonté indomptable
Plus à l’est de l’ermitage de Ganwol, mais encore dans le canton de Seosan, une digue a été aménagée en vue du drainage des terres, ce qui représentait une véritable gageure en raison de la grande amplitude des marées qui n’a fait que rendre plus difficile sa construction. Les courants, qui peuvent atteindre des vitesses supérieures à huit mètres par seconde, s’avéraient d’une puissance telle qu’ils menaçaient de déplacer les rochers aussi gros que des voitures qui la composent.
Pour achever la phase finale des travaux, les ingénieurs allaient mettre au point une solution ingénieuse qui a consisté à couler un pétrolier suédois de 230 000 tonnes promis à la démolition dans le port d’Ulsan. Une fois la marée maîtrisée par ce moyen, le chantier allait pouvoir se poursuivre en l’absence de courants forts.
Quinze ans et trois mois plus tard, cette digue d’une longueur de 7,7 kilomètres allait être achevée en 1995 et permettre l’assainissement de plus de dix mille hectares de terres en vue de leur mise en culture, ce qui représentait alors 1 % de la superficie totale des terres agricoles sud-coréennes. Les sols ainsi repris sur la mer se sont avérés si fertiles qu’ils permettent désormais d’assurer une production répondant aux besoins alimentaires annuels de 500 000 personnes.
Un séjour à Seosan n’offre pas seulement l’occasion de découvrir l’histoire de cette région, mais aussi celle de s’intéresser aux enjeux actuels auxquels répond la Corée du Sud par le biais des actions qu’a entreprises la population de Seosan pour préserver la durabilité de son environnement tout en exploitant de manière responsable les abondantes ressources marines de sa région. Le patrimoine culturel de la ville, notamment sa forteresse de Haemieupseong et ses édifices bouddhiques sont à l’image d’une culture qui valorise tout autant la recherche individuelle du bonheur que le bien-être de tous.