Whale (Baleine)
Cheon Myeong-kwan, traduit par Chi-Young Kim, 2023, Archipelago Books, 365 pages, 22 $
Une tapisserie brodée sur la trame du destin
L’intrigue de ce roman, qui s’étend sur plusieurs générations, porte sur la vie de deux mères et deux filles que le destin réunit, dont celles de Chunhui, cette très grande jeune femme qui s’en revient après des années marquées par une terrible tragédie, et d’une vieille femme qui maudit ce monde si cruel pour elle. Un retour en arrière nous renvoie sous l’occupation japonaise, où se déroule l’enfance de Geumbok, la mère de Chunhui. Remarquée dès son plus jeune âge pour sa grande beauté, puis désirée ardemment par les hommes, Geumbok ne cédera pourtant jamais à leurs avances. Ambitieuse et déterminée, elle réussit dans tout ce qu’elle entreprend, à commencer par l’affaire florissante de séchage de poisson qu’elle monte dans un village de la côte, sans pourtant s’arrêter à ce premier succès. Partie vivre à Pyeongdae, elle saisira la chance que lui offre ce qui aurait pu tourner à la tragédie pour créer une briqueterie. Elle réalisera aussi son rêve le plus cher, à savoir de construire un cinéma ayant la forme d’une baleine, ce majestueux animal qu’il lui fut donné de voir pour la première fois dans ce même village de la côte. Cependant, alors que tout semble lui réussir, son destin semble soudain la précipiter dans un enchaînement de malheurs annoncés et le lecteur se demande dans quelle direction la conduira la vie qu’elle s’est construite ?
Le roman Whale est fait de telle sorte qu’il échappe à tout enfermement dans une structure bien définie : une multitude de personnages y font leur apparition, se croisent dans des circonstances aussi étranges qu’inattendues et disparaissent pour souvent ressurgir, certes changés, mais toujours prisonniers de leur destin. Ce thème du destin qui fixe le cours de la vie de façon irrévocable, tel le mouvement imprimé au balancier d’une horloge, imprègne tout le récit de sa présence. L’auteur en véhicule l’idée au moyen de différents procédés, notamment en introduisant sans cesse de nouveaux éléments qui préfigurent les événements à venir pour les personnages et, par le biais du narrateur, en expliquant chaque situation par une « loi » particulière qui peut être celle de l’amour, des réflexes, de la bêtise, de l’idéologie ou du capitalisme, voire de l’excès de confiance. Cet ensemble crée un univers narratif où causes et effets sont inéluctablement liés, où intentions et actions humaines entraînent inévitablement des conséquences prédéterminées. Si l’intrigue se développe sur plusieurs décennies particulièrement sombres de l’histoire coréenne qui vont de l’occupation japonaise à l’époque des dictatures militaires, en passant par la guerre de Corée, le recours à la préfiguration et à l’introduction de « lois » confère à l’œuvre une dimension intemporelle. Pour le lecteur, le temps semble anéanti, comme si l’histoire était contée sur une tapisserie où les faits étaient juxtaposés de gauche à droite : ils suivent certes un ordre et une progression donnés, mais peuvent être embrassés tous ensemble du regard. On aura donc l’impression, quand ce récit épique parviendra à son dénouement, d’avoir pu entrevoir un mystère si grand qu’il ne sera peut-être jamais tout à fait élucidé, sans pour autant perdre de sa profondeur.
Phantom Pain Wings (Ailes de douleur fantôme)
Kim Hyesoon, traduit par Don Mee Choi 2023, New Directions Books, 208 pages, 18,95 $
Un ventriloque prêtant sa voix au ciel
Comme le laisse entendre son titre, ce recueil de poèmes de Kim Hyesoon s’attache à évoquer les oiseaux. Alors que ces derniers font l’admiration par leur vol gracieux ou leur chant mélodieux, le poète devient ici l’un d’eux, à moins que ce ne soit l’inverse, mais un oiseau cloué au sol qui ne peut que marcher sur des talons hauts, honteux de ses ailes trop grandes et vêtu d’une robe en forme de cage. Souvent emprisonnés par l’homme pour mieux être observés, les oiseaux sont également perçus dans de nombreuses cultures comme l’incarnation de l’âme des défunts, une symbolique apaisante face aux souffrances provoquées par la perte d’êtres chers et d’autres tragédies.
Dans la postface de cet ouvrage, Kim Hyesoon évoque l’emploi que faisaient les poètes du procédé de ventriloquie sous l’occupation japonaise pour se faire la voix des femmes. Ce terme signifie littéralement, et de manière fort pertinente, « parler depuis le ventre », tout comme, d’ailleurs, le mot bokhwasul qui le désigne en coréen, tandis que les Grecs anciens l’associaient à l’inspiration ou à la possession spirituelle. L’œuvre de l’autrice peut ne pas apporter le réconfort, mais elle parvient en revanche à nous élever, comme un chaman dans sa transe ou comme un poète prêtant sa voix au souffle céleste.
The Gleam (La lueur)
Une métaphore de la lumière
Dans l’album intitulé The Gleam (2022), Park Ji-ha livre une magnifique métaphore de la lumière. Au moyen des instruments traditionnels coréens que sont le piri, le saenghwang et le yanggeum, à savoir, respectivement, un hautbois, un orgue à bouche et un dulcimer martelé, elle crée des sons lumineux qui, en se répandant et en se dispersant de manière imprévisible, produisent une impression de distance temporelle et spatiale au fur et à mesure qu’ils se répercutent longuement.
Lors de l’émission prolongée d’un son, la vibration qu’il produit change légèrement, forme une courbe douce et crée un effet de distance. Cette sensation d’espace résultant ici d’une lente et minutieuse élaboration est propice à l’immobilité et au silence intérieur.
Au cours des neuf dernières années, Park Ji-ha a réalisé une recherche approfondie sur la musique traditionnelle coréenne au sein du duo « su:m » qu’elle compose aux côtés de la joueuse de gayageum Seo Jung-min. L’album qui lui est aujourd’hui exclusivement consacré témoigne de la place qu’elle occupe désormais dans les genres de la musique minimaliste et d’ambiance.
Dans cette livraison, Park Ji-ha procède par la répétition et la superposition de morceaux de musique en poursuivant la démarche qu’elle avait entamée avec ses albums précédents Communion (2016) et Philos (2018). Partant à la découverte de nouvelles sonorités, elle agit sur les cordes du yanggeum d’une manière inhabituelle, en se servant de l’archet et de ses ongles pour produire les aigus. Toutefois, son propos n’est pas de présenter de nouvelles techniques, mais plutôt de faire ressortir des sensations variées en élargissant le champ des sonorités des instruments de musique.
La notion d’espace est tout aussi essentielle à l’appréhension de cet album. Le musée San, qui se situe à Wonju, une ville de la province de Gangwon, a joué un rôle crucial dans sa création. La performance artistique Temporary Inertia qui y est présentée dans le cadre de la série Art Spot 2020 a été en partie composée pour The Gleam. Le bâtiment qui abrite cet établissement a été conçu par l’architecte de renommée mondiale Tadao Ando.