Si les Coréens chérissent depuis toujours leurs monts Paektu et Kumgang, c’est non seulement pour les beautés de leurs paysages exceptionnels, mais aussi pour le patrimoine artistique, culturel et historique qui s’y rattache, outre qu’ils suscitent désirs et nostalgie en Corée du Sud.
Touristes sud-coréens photographiant le lac de Chonji situé dans le cratère du mont Paektu. Marquant la frontière des provinces nord-coréenne de Ryanggang et chinoise du Jilin, ce relief constitue le point culminant de la chaîne du Baekdu Daegan qui longe le littoral péninsulaire sur 1400 kilomètres et à laquelle les Sud-Coréens n’ont accès qu’à partir du territoire chinois.
C’est dans le sud d'un pays divisé que je suis née et que j’ai grandi en recevant une instruction aux fortes orientations anticommunistes présentant une Corée du Nord aux mains d’un régime fantoche qui enfermait son peuple dans des camps de rééducation et le maintenait dans une misère absolue. Nos examens comportaient souvent des questions sur le mouvement, dit Chollima, qu’elle avait entrepris et pour lequel les gens travaillaient sans répit, tel le cheval du même nom qui peut parcourir jusqu’à 1 000 li, soit environ 400 km, au galop et en une journée, ainsi que sur la fameuse « famille sur cinq », adhérente du Parti des travailleurs, qui surveille les quatre autres au quotidien. Dans la presse, on annonçait d’épisodiques incursions d’individus armés et les écoles emmenaient leurs élèves par groupes entiers visiter les musées où étaient exposés les grenades, poignards et autres armes qui avaient été saisis sur eux.
Au cours d’éducation musicale, on nous faisait pourtant chanter en chœur : « Allons au mont Kumgang aux 12 000 sommets ! Comme ils sont beaux et mystérieux ! », tandis qu’à celui de lecture, nous découvrions un texte qui contait ce voya-ge et s’intitulait Sanjeong muhan, c’est-à-dire « les délices sans fin de la montagne ». Il transportait notre imagination dans un merveilleux paysage de forêts, cascades, nuages, rochers et brumes dont l’aspect se métamorphosait au rythme des saisons. Son plus beau joyau est connu sous le nom de mont Kumgang, aussi transcrit Geumgang, qui signifie « diamant », mais peut aussi désigner ce printemps où les 12 000 cimes de la chaîne se parent d’une couverture végétale verte et fleurie qui leur donne l’éclat de cette pierre précieuse.
Le mont Paektu est tout aussi cher aux Coréens et l’hymne national en fait mention dès ses premières lignes : « Que Dieu protège et bénisse notre pays bien-aimé, Jusqu'au jour où s’u-seront les pierres du mont Paektu et où se tariront les eaux de la mer de l'Est ». Dans le contexte actuel de la partition, on pourrait y voir l’ d’une ferme conviction que le pouvoir divin veillera à jamais sur le destin de la Corée.
Protégée par le plateau de Kaema qui s’évase, telle une longue jupe, à partir de son point culminant, la montagne a conservé tout leur mystère à ses étendues de forêt vierge. Son nom, Paektu, qui peut également s’écrire Baekdu, a pour signification « tête blanche », car il fait référence à la couleur de la pierre ponce qui en recouvre le sommet. L’un de ses versants se situe en Chine, où il marque la frontière physique avec la Corée du Nord, ce mont y portant le nom de Changbai qui veut dire « blanc éternel ». À la vue de ses falaises qui se dressent avec majesté et du lac, le plus profond du monde, que recèle la caldeira de Chonji, on comprend qu’un tel paysage ait été propre à exalter l’amour de la patrie chez les Coréens. Pour l’heure, il n’a cependant que valeur de symbole d’un « sanctuaire spirituel de la nation », et ce, d’autant qu’il demeure inaccessible au visiteur sud-coréen.
Les évolutions de l’histoire ayant permis d’entrouvrir les portes de ces lieux retirés, j'ai enfin pu, en 2002, découvrir le mont Kumgang et sa pittoresque vallée encaissée entre des escarpements rocheux, puis, des années plus tard, atteindre le sommet du mont Paektu et contempler en contrebas les eaux du lac de Chonji.
Les charmes d’un paysage méconnu
Le coup d’envoi de ces ouvertures avait été donné par une série de voyages lors desquels le fondateur du groupe Hyundai, Chung Ju-yung, avait apporté plusieurs troupeaux de bovins en Corée du Nord. Cet enfant du pays s’était enfui à l'âge de dix-sept ans avec l’argent qu’avait tiré son père de la vente de son unique vache et qui lui avait permis de créer l’entreprise à l’origine du célèbre conglomérat d’aujourd’hui. Au terme de négociations avec le gouvernement nord-coréen, le magnat de 83 ans se verra autoriser en 1998 à revenir sur les lieux de son enfance en un geste porteur de paix pour la péninsule divisée. Après avoir franchi la zone démilitarisée au niveau du village frontalier de Panmunjom, il allait conduire à destination un convoi de camions transportant un troupeau de bovins de pas moins de 500 têtes par lequel il entendait rembourser l’argent dérobé à son père. Dès le mois de novembre de la même année, le groupe Hyundai allait créer une agence de voyages exclusivement destinée à l’organisation d’excursions au mont Kumgang et, à peine deux ans plus tard, les chefs d’État Kim Dae-jung et Kim Jong-il, respectivement présidents de la République de Corée du Sud et de la Commission de défense nationale de la RPDC, allaient adopter la « déclaration conjointe du 15 juin » lors d’une réunion au sommet à Pyongyang.
Entreprise par le premier de ces dirigeants, la politique dite « de l’embellie » allait également contribuer au dégel de relations qui semblaient ne pas devoir évoluer et l’un des premiers résultats concrets en fut la participation, inédite depuis la partition de la péninsule, d’un groupe d’athlètes nord-coréens accompagnés de leurs ferventes supportrices aux Jeux asiatiques de Busan de cette même année 2002 où se déroula la Coupe du monde de football en Corée du Sud. Dans cette perspective, des personnalités du monde de l’art, de la culture et du sport avaient pris part à une cérémonie, dite de « l’accueil du lever de soleil », au cours de laquelle elles avaient appelé de leurs vœux le succès de ces deux manifestations sportives. À l’école, nous autres enfants étions souvent mobilisés pour des cérémonies de ce genre et j’en ai gardé une profonde aversion pour toutes celles qu’organisent les pouvoirs publics. Pourtant, à l’idée de voir le mont Kumgang, quand j’y ai été officiellement invitée, je me suis dit que j’avais eu bien raison de me faire romancière !
Quel était ce doux frisson qui m’a parcourue quand j’ai foulé le sol nord-coréen ? Que dire de l’émotion avec laquelle j’ai adressé la parole à un habitant ? Quel souffle aussi léger que vivifiant m'a enveloppée lors d'une promenade solitaire au pied du mont Kumgang ? La passionnée de randonnée que je suis avait escaladé bien des sommets en Corée du Sud, mais ils ne soutenaient pas la comparaison avec celui du « diamant », dont j’aspirais depuis longtemps à découvrir les beautés.
Une fois sur place, quelques membres de notre groupe déplorèrent la présence de slogans de propagande gravés çà et là sur les rochers, car ils défiguraient le paysage selon eux, d'autres trouvant déplaisant le comportement strict des Nord-Coréens à notre égard, mais tout fut oublié le soir même, quand nous prîmes un bain dans une station thermale d’où l’on apercevait des sommets à l’horizon et les lignes tout en douceur de la côte qui borde les reliefs spectaculaires du Haekumgang, ce « diamant de la mer ». Nous fûmes aussi enchantés par le rire chaleureux d’habitants qui aimaient à plaisanter, ainsi que par la délicieuse liqueur de myrtille et la bière Taedonggang.
Trois ans plus tard, l’occasion d’un voyage en Corée du Nord allait à nouveau se présenter lors de la Convention des écrivains coréens qui se déroulait au mont Paektu en cette année 2005. Cette manifestation d’une portée historique rassemblait pour la première fois dans ce pays pas moins de deux cents écrivains, coréens comme étrangers, et, si l’entreprise sembla d’abord relever d’une gageure, la volonté de se réunir entre confrères d’une même origine fut tout aussi forte. Avant le départ, j’allai acheter des médicaments à offrir en cadeau, comme me l’avaient conseillé les organisateurs, et, quand je l’expliquai au pharmacien qui s’étonnait que je demande autant de produits, il m'en remit encore plus en refusant que je le paie. « Je souhaite une bonne santé à tous et espère que nous nous reverrons un jour », me déclara-t-il.
Par-delà les limites
Moins d’une heure après le départ de Séoul de notre vol sur Air Koryo, nous atterrissions à l'aéroport international de Sunan situé près de Pyongyang et le voyage me parut d’autant plus court au souvenir de la traversée en mer jusqu’au mont Kumgang, pendant laquelle j'avais souffert du mal de mer toute la nuit. Surmontant le bâtiment du terminal, le nom de la capitale s’étalait en lettres rouges, encadré de photographies de Kim Il-sung. À notre arrivée, nous avons été accueillis par les applaudissements des voyageurs nord-coréens.
En règle générale, l’écrivain n’est guère accoutumé à participer à des activités de groupe, mais, dans le cas présent, il s’agissait en outre de côtoyer des personnes extrêmement différentes par leur histoire et le régime politique de leur pays. Qui plus est, les témoignages que nous entendions s’accordaient mal avec la réalité que nous découvrions et les conflits de valeurs ne pouvaient être que source de tensions ou de malentendus. Ainsi, quand les Sud-Coréens ont pris de nombreuses photos de la campagne environnante par nostalgie de ce qu’étaient leurs paysages dans les années 1970, les Nord-Coréens s’en sont formalisés par amour-propre, car ils éprouvent une grande fierté pour leur pays.
En revanche, nous allions maintes fois nous plaire à évoquer nos origines communes, comme lorsque cet écrivain nord-coréen a employé le mot « buru », pour parler de la laitue, et qu’un confrère sud-coréen venant de l'île de Jeju a été agréablement surpris de constater que ce terme faisait partie de la langue nationale, alors qu'il le croyait réservé au dialecte de Jeju. La conversation allait ensuite porter sur l'homogénéisation linguistique des deux Corées, dont nous n’avons eu aucun mal à débattre, si ce n’était dans le cas de vocables empruntés à des langues étrangères, malgré soixante-dix années de séparation ponctuées de trop rares échanges.
Magnifique relief aux paysages changeants selon les saisons, le mont Kumgang demeurait interdit au public sud-coréen depuis la partition péninsulaire de 1948. Un demi-siècle plus tard, des circuits touristiques spéciaux allaient lui permettre de s’y rendre par la mer jusqu’en 2004, tandis que des excursions routières allaient débuter en 2003, mais prendre fin cinq ans plus tard.
L’aube au mont Paektu
Le début de la Convention ayant été fixé à une heure matinale qui devait nous permettre d’assister au lever du soleil sur le mont Paektu, un bus est venu nous prendre à notre logement pour nous emmener à mi-hauteur d’une colline encore plongée dans l’obscurité. Après une dernière nuit de beuverie passée à fêter notre amitié, mes compagnons s’étaient pour la plupart assoupis sur leur siège et je devais être la seule à rester éveillée, anxieuse que j’étais à l’idée d’avoir à présider la cérémonie de clôture. J’allais ainsi pouvoir admirer la scène inoubliable de forêts vierges aux premières lueurs du matin. Au détour d’un virage, je découvrais des bois de bouleaux au tronc blanc cédant la place à des bosquets de mélèzes et à toutes sortes de fleurs épanouies entre les fentes de leur écorce. Une rivière roulait ses flots limpides et des rochers sombres dessinaient leurs formes curieuses par endroits. Arrivés au sommet, nous avons fait une halte au Changgunbong, dont le nom signifie « pic du général », juste à temps pour voir le soleil se lever dans toute sa splendeur sur les eaux bleues du lac de Chonji. Un écrivain nord-coréen a alors fait cette remarque : « Ce sera une belle journée. Le temps est très changeant en altitude. J’étais déjà venu ici cinq fois, mais je n’avais jamais vu le soleil se lever ».
Les participants des deux nationalités ont récité des poèmes, scandé des slogans et pris des photos où ils se tiennent bras dessus, bras dessous. Un article traitant de cette rencontre allait citer les paroles d’un écrivain sud-coréen : « Enlevez donc patiemment tous ces vilains barbelés », ainsi que la réplique que lui a faite un confrère nord-coréen : « En s’unissant, on ferait même céder le ciel ». En vivant ces moments, nous avions la certitude qu’une page de l’histoire allait être tournée envers et contre tout.
Notre coopération s’est poursuivie dans cette atmosphère propice et l’année suivante allait voir naître l’Association commémorative du 15 juin, dont la création allait donner lieu à une cérémonie au mont Kumgang. Par la suite, ce sommet allait aussi accueillir une nuit littéraire du même nom qui allait à nouveau rassembler les écrivains de la péninsule. Les excursions par voie terrestre, qui venaient fort heureusement de commencer à l’époque, allaient nous éviter les désagréments d’une traversée en mer grâce au car qui nous a conduit d’un pays à l’autre en longeant la côte est. Une fois encore, nous avons savouré céréales, légumes, viande et boissons excellents de la production nationale, tout en faisant des paris sur ceux d’entre nous qui verraient leurs livres remporter le plus de succès parmi les Nord-Coréens lorsque surviendrait la réunification. Nous n’avons pas manqué de nous prodiguer des encouragements réciproques à la perspective que la réunification étende l’audience d’une langue que nous savions minoritaire.
En franchissant la ligne de démarcation en 1998, Chung Ju-yung, président d’honneur du groupe Hyundai, allait donner le coup d’envoi à une série d’échanges et d’actions de coopération économique entre les deux Corées.
Écrivains sud-coréens prenant une photo souvenir de groupe à la Convention des écrivains coréens de 2005, en Corée du Nord. Cette manifestation s’est déroulée à la faveur du climat de réconciliation qui régnait alors, suite à la Déclaration commune du 15 juin adoptée lors du premier sommet intercoréen de l’an 2000.
En 2008, un magazine littéraire consacré aux œuvres d’écrivains des deux Corées a vu le jour en se choisissant pour nom Tongil munhak, c’est-à-dire « littérature réunifiée », qui reprenait ainsi le sous-titre du bulletin de l’Association commémorative du 15 juin. J’allais être honorée de voir l’une de mes nouvelles figurer au nombre de celles qui y ont paru aux côtés des poèmes, essais et critiques composant ses trente-trois textes. L’exemplaire que j’ai pu me procurer quand ce premier numéro a été édité, après bien des péripéties, se trouve dans ma bibliothèque aux côtés d’un recueil des œuvres d’un poète nord-coréen qui m’a été offert à Pyongyang. Mes propres textes ayant fait l’objet de traductions en plusieurs langues, j’ai souvent eu la chance de rencontrer des lecteurs étrangers dans les salons du livre et autres manifestations littéraires de différents pays, mais les choses étaient tout autres quand j’imaginais des lecteurs Nord-Coréens découvrant mes livres. J'avais l'impression de leur tendre une main timide et de me libérer ce faisant du poids de toute une éducation anticommuniste.
Dans le courant de cette même année, un certain nombre de faits allaient donner un coup d’arrêt au rapprochement intercoréen, dont un incident concernant une touriste sud-coréenne en voyage au mont Kumgang. Lors d’une promenade matinale, elle allait pénétrer sur des terrains militaires et y être abattue par une sentinelle, ce qui allait avoir pour conséquence immédiate l’annulation des circuits de visite au mont Kumgang en dépit de leur succès croissant, puisqu’ils avaient attiré plus d’un million de personnes en 2005. Pour les Sud-Coréens, une porte se refermait sur ce lieu touristique que la revue américaine Foreign Policy avait pourtant estimé être le moins accessible de tous aux citoyens des États-Unis. Dix années allaient s’écouler sans que les moindres pourparlers n’aient lieu entre les deux pays, d’aucuns mettant à profit ces tensions pour dénoncer l’occasion donnée à une nation ennemie de prospérer grâce à cette activité. De nouvelles possibilités d’ouverture allaient pourtant se présenter.
En avril dernier, une réunion au sommet réunissait à Panmunjom les chefs d’État des deux pays, qui ont franchi ensemble la passerelle marquant la frontière et se sont assis sur un banc où ils ont eu un entretien privé d’une demi-heure. Les téléspectateurs ont assisté en direct à cette promenade sans rien entendre que le chant des oiseaux et le lendemain, un organe de presse allait s’efforcer de deviner la teneur des propos échangés en lisant sur les lèvres. J’ai toutefois préféré un article qui présentait l’écosystème des lieux en identifiant ses différents oiseaux d’après leur chant et je pense ne pas avoir été la seule à me dire que leurs trilles étaient annonciateurs d’une ère de paix. Je me suis aussi souvenue de mes voyages aux monts Kumgang et Paektu, ainsi que des autres parcours que j’avais effectués par la suite, dont ceux au camp de base de l'Annapurna, sur le sentier des Incas qui mène à Machu Picchu, dans les Rocheuses où j’avais fait du camping, au parc national de Yellowstone et au Grand Canyon. Si ces paysages spectaculaires m’avaient fait forte impression, ils ne réjouissaient pas mon cœur comme ces deux montagnes nord-coréennes.
L'après-partition
Je conserve dans ma bibliothèque deux livres de photographies de ces grands sommets, l'une d’elle, intitulée Monts et rivières de Corée du Nord, étant due à un photographe de l’agence Magnum nommé Hiroji Kubota qui a réalisé ces vues en 1979 pour le magazine japonais Sekai. Dans son épilogue, il écrit ceci : « Le mont Paektu est l’archétype des hauts sommets continentaux, tandis que le mont Kumgang est emblématique de l’Asie entière. J’y ai été bouleversé par l’énergie et la grandeur qui émanent de la nature en ces lieux ».
C’est le quotidien progressiste Hankyoreh, fondé en 1988 grâce aux dons des lecteurs, qui allait assurer la parution de cet ouvrage dans l’année, ce qui exigeait un certain courage en ces temps de guerre froide et de dictature militaire. Le public allait lui faire un accueil enthousiaste, dont moi-même, puisque je n’ai pas hésité à me procurer l’un de ses exemplaires au prix de 30 000 wons, qui était alors celui de trois cents paquets de nouilles instantanées. Les photos, évidemment splendides, y portent des titres tels que « Chonji et ses eaux gelées dès le début de l’été » ou « Flamboiement des feuilles d’automne dans les vallées » ou encore « Arbres d’une forêt vierge recouverts de glace », mais ce sont celles des deux monts inaccessibles qui m’ont le plus exaltée.
Quant au second livre intitulé Le mont Paektu, il a été édité à Pyongyang par DPRK Pictorial et je me le suis procuré à l’occasion de la Convention des écrivains coréens. Contrairement à Hiroji Kubota, qui avait dû travailler en peu temps et sur autorisation, le photographe a eu ici la possibilité de suivre les moindres changements de la nature au fil des saisons et a réalisé des vues beaucoup plus précises, personnelles et variées. Si leur qualité artistique est loin d’égaler celle des précédentes, elles révèlent des aspects de la vie des gens qui m’ont intéressée plus encore que le paysage lui-même.
Ces deux ouvrages se distinguent avant tout par la perspective dans laquelle ils évoquent les célèbres sommets, que le second ne représente d’ailleurs pas sur sa première de couverture, préférant y faire figurer « Le Grand Leader Kim Il-sung », tandis qu’à la page suivante, il décrit avant tout le mont Paektu comme le centre de la résistance à l’occupant japonais, et ce n’est qu’après qu’il révèle les deux montagnes dans toute leur splendeur. Si le mont Paektu constitue un joyau de la nature aux yeux des Nord-Coréens, il possède une valeur historique tout aussi importante par les luttes pour l'indépendance qui s’y sont déroulées. Ses versants abritèrent le quartier général de l'armée révolutionnaire du peuple coréen et comportent de ce fait nombre de statues, stèles et monuments commémoratifs, ainsi que des vestiges bien conservés des camps et habitations des combattants. Pendant les décennies qui ont suivi la partition de la péninsule, cette montagne a pris la dimension d’un lieu sacré symbolisant l’histoire moderne du peuple nord-coréen, laquelle est bien différente de celle de la Corée du Sud. Sans avoir connaissance de ce contexte, serions-nous désireux de découvrir ces lieux ?
Ces temps-ci, je voyage beaucoup en compagnie d’amis et, si la liaison ferroviaire entre les deux Corées était rétablie et se prolongeait même jusqu’en Russie et au reste de l’Europe, nous partirions pour ces lieux successifs, de Séoul à Pyongyang, puis à Vladivostok, Moscou et Paris. Pourquoi prendre l’avion quand circulent des trains ? J’ai aussi l’espoir d’en emprunter un pour revoir le mont Paektu, plutôt que de passer par la Chine, tout en n’ignorant pas qu’il faudra beaucoup de temps et de bonne volonté pour que cette ligne longtemps à l’abandon soit remise en service, mais qui dit que nous ne savons pas faire preuve de patience ?
Le voyage comme vecteur de paix et de réconciliation
La zone démilitarisée (DMZ), cette bande de terre d'environ 4 km de largeur qui s’étend sur 250 km de part et d'autre de la ligne de démarcation militaire, matérialise la partition de la péninsule coréenne depuis l’armistice qui a mis fin aux combats de la Guerre de Corée. Cet accord ayant été conclu à Panmunjom, il a fait de ce village une zone de sécurité commune qui demeure aujourd’hui le seul point de passage d’un pays à l’autre et attire chaque année près de trois millions de touristes coréens ou étrangers.
Touristes nord-coréens visitant Panmunjom, seul point de passage à travers la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Les Sud-Coréens qui souhaitent se rendre à ce « village de la trêve » ne peuvent le faire que dans le cadre d’une excursion thématique portant sur cette zone de sécurité, car seuls les voyages organisés y sont autorisés, et ils doivent à cet effet adresser une demande au Service national du renseignement au moins 60 jours à l'avance.
Dans son livre intitulé This Kind of War, l’historien et chroniqueur américain Theodore R. Fehrenbach évoque en ces termes l'accord de cessez-le-feu conclu à Panmunjom le 27 juillet 1953 et portant création de la ligne démilitarisée : « À 10h01 très précises, les parties en présence commençaient à signer les dix-huit s qu’elles avaient rédigés, ce qui allait prendre douze minutes pour l’ensemble, après quoi elles sont reparties sans prononcer une parole. »
Ultime vestige de la guerre froide, le lieu de ces événements, qui semblait appelé à rester celui de la division et des déchirures, voit aujourd’hui s’amorcer une ouverture à l’idée de paix. En avril dernier, les chefs d’État Moon Jae-in et Kim Jong-un y ont en effet signé la « Déclaration de Panmunjom pour la paix, la prospérité et la réunification de la péninsule coréenne » par laquelle ils s’engageaient à œuvrer de concert pour la paix sur l’ensemble de ce territoire.
Peu après, les deux dirigeants allaient même faire quelques pas ensemble sur la passerelle qui permet de franchir la frontière et dont le bleu tranche sur le vert de la forêt voisine où ils se sont assis à une petite table en bois. Tout au long de cette étonnante scène diffusée en direct dans le monde entier, seuls les cris des grives et pics à tête grise ont résonné dans un silence que ne venaient troubler ni musique ni commentaires.
Les quatre mots clés
La zone démilitarisée représente, à quatre titres différents, un lieu d’une grande valeur. Sur le plan écologique, elle a accumulé de véritables trésors au cours des années de guerre froide, car les changements de la nature n’y sont pas soumis à la volonté de l’homme. Champs et rizières à l’abandon ont cédé la place à des zones humides constituant l’habitat du très rare chevreuil des marais. Au fil du temps, la nature allait ainsi reprendre ses droits en ces lieux qui furent pourtant le théâtre d’incessantes tensions et d’affrontements dévastateurs. Selon des statistiques rendues publiques en juin dernier par l’Institut national de la protection de l’environnement, la zone démilitarisée abrite une faune composée de 5929 espèces différentes, dont 101 sont aujourd’hui en voie d’extinction. Ce milieu naturel ne doit pourtant en rien sa vitalité aux activités humaines, qui l’ont au contraire dégradé par la pose de clôtures et de mines, voire l’emploi de défoliants. Cette richesse intacte explique à elle seule le nom de « jardin sacré » que donnent les Coréens à la zone démilitarisée.Il faut aussi y voir un véritable musée vivant de la guerre. Tel un film aire, la zone démilitarisée évoque le souvenir de cette épopée guerrière où des soldats de 63 pays se sont battus et sont morts au champ d’honneur.
Depuis lors, il s’y est aussi développé une culture et un mode de vie spécifiques, car, dans les villages limitrophes du nord de la zone interdite aux civils, les habitants vivent en parfaite harmonie avec la nature environnante en n’hésitant pas, par exemple, à nourrir ces oiseaux migrateurs qui leur apporteront la manne du tourisme en attirant les adeptes de leur observation. Des gens comme les autres vivent, s’aiment et meurent en ces lieux qui ont été témoins de grands événements de l’histoire. On y trouve notamment les vestiges de l'État ancien de Taebong, que fonda Gung Ye ( ?-918) dans les derniers temps du royaume de Silla et qui avait pour capitale l'actuel Cheorwon. C’est là que naquit aussi le royaume de Goryeo, qui allait plus tard se choisir pour capitale Kaesong, où celui de Joseon connaîtrait son avènement près de quatre siècles plus tard avant de prendre Séoul pour capitale.
Abritant un milieu naturel intact depuis plusieurs dizaines d’années, les environs de la zone démilitarisée n’en conservent pas moins de la Guerre de Corée des marques visibles rappelant constamment la cruauté d’une déchirure bien réelle aux quelque trois millions de visiteurs qui s’y rendent chaque année.
Les ponts de Panmunjom
Le quatrième trait distinctif de Panmunjom réside dans ses ponts. Composé de bois, le premier d’entre eux fut établi par la Commission de supervision des nations neutres, dès la signature de l’armistice, sur l’Imjin, qui longe la ligne démilitarisée, en un point situé à l’est de Panmunjom, et ce, dans le but de fournir un raccourci entre les salles de conférence. Cette petite passerelle née de la guerre froide fait aujourd’hui figure de symbole de paix et la promenade qu’y ont esquissée les dirigeants des deux pays, de première avancée dans la mise en œuvre de leur « Déclaration de Panmunjom du 27 avril » qui prévoit de faire de la zone démilitarisée une ceinture de paix.
D’autres faits se déroulèrent en ces mêmes lieux voilà quatre siècles, plus exactement en 1592, alors que Seonjo, monarque de l’État de Joseon, fuyait en direction du nord l’envahisseur japonais qui avait accosté sur le littoral sud et s’avançait toujours plus dans l'intérieur des terres. Parvenu à un petit village, il se trouva devant le fleuve en crue qui le stoppait dans sa course, alors les villageois arrachèrent leurs portes en neolmun pour jeter un pont sur ce cours d’eau. À partir de ce jour, le village allait être connu sous le nom de Neolmun-ri, qui signifie « le village des portes en planches », avant qu’il ne prenne celui de Panmunjom, dont la transcription en idéogrammes chinois possède le même sens, à la demande des délégués chinois qui participaient aux pourparlers.
Des étapes sur la voie de la paix
Par la suite, des ponts d’une autre nature allaient enjamber la ligne de démarcation militaire sous forme d’actions telles que la demande d’asile que présenta, en novembre 1984, Vasily Yakovlevich Matujok, ce guide touristique de l’ambassade soviétique à Pyongyang, après avoir franchi la ligne démilitarisée en passant entre les bâtiments où s’était tenue la conférence de la Commission militaire d’armistice. En novembre 2017, un militaire nord-coréen allait faire de même, non sans essuyer les tirs de ses compatriotes.
Au mois de juin 1994, l’ancien président américain Jimmy Carter avait effectué une visite à Panmunjom, du côté nord-coréen de la frontière, pour intercéder en vue d’un règlement de la première crise nucléaire nord-coréenne. Quatre ans plus tard, le fondateur du groupe Hyundai Chung Ju-yung se rendit en Corée du Nord à deux reprises en prenant à chaque fois la tête d’un convoi de camions transportant cinq cents bœufs pour en faire le don le plus emblématique de tous les gestes de paix. Il allait rencontrer à cette occasion le dirigeant nord-coréen Kim Jong-il et réaliser ainsi une première avancée vers la coopération économique, car, dès le mois de novembre suivant, un ferry-boat quittait le port de Donghae à destination du mont Kumgang situé en Corée du Nord, avec à son bord des centaines de touristes sud-coréens.
Une nouvelle forme de tourisme, dite de la sécurité, séduit aujourd’hui toujours plus de visiteurs coréens et étrangers désireux de découvrir à leur tour Panmunjom et la zone démilitarisée. L'accès en demeure cependant limité et subordonné à des contrôles permettant de parcourir un circuit bien déterminé, exclusivement de jour et en compagnie de guides, l’usage d’appareils photos exigeant une autorisation préalable.
Eun Hee-kyungaRomancière
Ham Kwang-bokDirecteur de l’Institut DMZ Corée