Les cuisines traditionnelles d’Extrême-Orient apparues dans un premier temps en Chine, d’où elles ont été introduites en Corée, puis au Japon, chacun de ces pays les dotant d’un aménagement et de caractéristiques spécifiques en fonction de son climat et de ses usages. Si cette pièce est aujourd’hui réservée à la préparation et à la consommation des repas, ses lointaines ancêtres accueillaient aussi les rituels des femmes qui priaient pour la santé et la prospérité familiales.
Un bol d’eau fraîche symbolise Jowang, cette déesse de la cuisine vénérée par toute la maisonnée. Un tel culte est voué à des divinités différentes selon les régions, ainsi qu’au fourneau qui en est la représentation matérielle, mais il est toujours issu de celui du feu présent dans les croyances populaires. Dans certains cas, le bol contient des aiguilles de pin plutôt que de l’eau.
Le plus vieux faisant état d’une cuisine coréenne est un ouvrage classique chinois intitulé San guo zhi (« Chronique des Trois Royaumes »), dont l’auteur, Chen Shou, affirme ce qui suit : « Leur destination au culte de la déesse de la cuisine leur confère une certaine solennité et impose de les situer toujours à l’ouest de la porte d’entrée ». À elle seule, cette phrase permet de se faire une idée de l’emplacement et de la vocation d’une cuisine dans la Corée ancienne. Cet emplacement « à l’ouest de la porte » se rapportait aux maisons orientées au sud, ce qui était le cas de 90 % des habitations, outre qu’il se justifiait parfaitement sur le plan scientifique, car, si cette pièce s’était trouvée à l’opposé de la porte, le fourneau l’aurait enfumée à cause des forts vents venant de Sibérie.
L’implantation des cuisines chinoises et japonaises n’obéissait pas à cette règle pour la bonne raison que le fourneau n’y alimentait pas de tuyaux servant à chauffer l’ensemble de la maison. L’emplacement décrit par la chronique citée plus haut portait donc uniquement sur les cuisines coréennes.
Des s d’archives évoquant les cuisines
Le tombeau n°3 d’Anak, qui date du IVe siècle et se situe dans la localité éponyme appartenant à la province nord-coréenne de Hwanghae, s’orne de peintures murales qui fournissent quelques indications à ce sujet. Tandis que, pour d’aucuns, il aurait abrité la dépouille mortelle de Gogugwon, un monarque qui gouverna le royaume de Goguryeo, certains affirment qu’y repose le souverain Murong Huang, qui régna sur le haut empire chinois des Yan, d’autres encore supposant qu’il s’agirait de la sépulture du général Dong Shou, qui vécut sous le bas empire des Yan jusqu’en 336, où il partit pour Goguryeo et s’y éteint vingt et un an plus tard.
Sur les peintures du tombeau n°3, est notamment représentée une construction à toit de tuiles et à pignon qui s’avère être une cuisine. Dans les temps anciens, palais royaux et maisons particulières des sujets les plus riches étaient pourvus de ces dépendances, dites banbitgan, qui s’élevaient à l’arrière des logements intérieurs réservés aux femmes. Dans les Joseon wangjo sillok, c’est-à-dire les « Annales du royaume de Joseon », plus précisément à l’une des entrées du sixième mois de 1666, il est fait mention de domestiques appelés banbi qui travaillaient dans les cuisines. Au palais de Gyeongbok, dont la restauration s’est achevée en 2015, ces pièces, au nombre de deux, portent en revanche le nom de sojubang. Celui-ci figure d’ailleurs au Seungjeongwon ilgi, ce « Journal du secrétariat royal », à l’une des entrées du onzième mois de 1632, ces indications permettant donc de penser que, tout du moins au XVIIe siècle, les mots « banbitgan » et « sojubang » désignaient tous deux une cuisine. Le palais de Changdeok, qui date du règne du roi Sunjo, c’est-à-dire du début du XIXe siècle, comportait encore des cuisines royales désignées par le premier de ces deux termes.
La divinité est matérialisée par un bol d’eau posé soità l’arrière du bord plat du fourneau, côté mur, soit derrièrecette marmite qui trône dans toutes les cuisines. La maîtressede maison en verse chaque matin une partie sur le bord platdu fourneau et dans le foyer, ainsi que sur le couvercle dela marmite et dans la cruche à eau, puis elle renouvelle l’eaudu récipient avec celle qu’elle vient de tirer du puits avantde prier pour la santé et le bonheur des siens.
L’idée d’isoler la cuisine des autres bâtiments répondait à la volonté d’empêcher qu’odeurs d’aliments et éventuels incendies ne s’y propagent, mais aussi à la nécessité d’employer une grande quantité d’aliments dans la préparation des repas quotidiens. C’est d’ailleurs pour cette même raison que, dans les logements plus modestes, la cuisine se complétait d’une annexe située à proximité et dite handet bueok.
Les banbitgan, ces cuisines formant dépendances, s’inspirèrent de celles de la Chine, de même que dix des vingt-deux hauts-reliefs découverts dans les tombeaux de la dynastie Han, puisqu’ils provenaient de la province du Shandong. Quoi de plus logique que la ressemblance des peintures murales des tombes de Goguryeo avec les hauts-reliefs chinois, étant donné l’influence qu’exerçait l’Empire du Milieu. Le corbeau représenté au sommet de la sépulture témoigne lui aussi du rayonnement de la civilisation chinoise, car cet oiseau y symbolisait le dieu du soleil et la coutume voulant qu’il soit vénéré en tant que tel s’était répandue au royaume de Baekje.
Moulin, écuries, puits et réserve de viande aux bêtes pendant à des crochets qui figurent sur les fresques murales du tombeau n°3 d’Anak sont tous d’inspiration chinoise et les thèmes évoqués n’excluent pas la possibilité que le défunt qui y fut enseveli était Dong Shou.
L’origine du mot bueok
Peinture murale du tombeau n°3 d’Anak construit au IVe siècle sous le royaume de Goruryeo. Il se trouve dans le canton du même nom situé dans la province aujourd’hui nord-coréenne du Hwanghae du Sud. Cette sépulture regorge d’informations sur ce que furent les cuisines de jadis.
l’autre une cuisine en langue coréenne, leur emploi variant en fonction de la région. Ainsi, le premier est surtout en usage dans l’ouest de la péninsule, notamment dans les provinces nord-coréennes de Pyeongan et Hwanghae, ainsi que sur le territoire sud-coréen, dans celles de Gyeonggi, Chungcheong et Jeolla pour partie, de même que sur l’île de Jeju. Quant au second de ces deux termes, il est surtout employé dans les provinces orientales nord-coréennes de Hamgyeong et Gangwon, tout comme dans une partie des provinces sud-coréennes de Chungcheong, Gyeongsang et Jeolla. Cette répartition par région correspond en fait à l’existence de deux styles différents de cuisines.
C’est dans une traduction coréenne de poèmes de Dufu datant de 1481 qu’apparaît pour la première fois le vocable bueok, dont la syllable bu est dérivée de bul signifiant « feu », tandis qu’eok est un suffixe de lieu. Jadis, la prononciation n’en différait guère de celle de buseok, dont la proximité phonétique avec buseop est intéressante, puisque ce dernier vocable désigne un fourneau dans le dialecte de Jeju.
Quant au mot jeongji, son étymologie le rattache au terme gyeopjip, lequel se rapporte à un type particulier d’habitation de la province de Hamgyeong caractérisé par un alignement des chambres sur deux rangées parallèles qui permettent de les isoler du froid et dont l’implantation au sol reproduit l’idéogramme chinois 田 transcrit jeon. Dans le nord-ouest montagneux de la province chinoise de Heilongjiang située non loin de celle de Hamgyeong, des tentes constituaient l’habitat traditionnel de la tribu des Oroqen. En face de l’entrée, se trouvait le foyer et au-delà, un espace dit malo ou mallu, puis, sur la droite, le jungidui qui accueillait les femmes.
Ainsi, le mot coréen maru, qui désigne un plancher surélevé dans une maison traditionnelle coréenne, proviendrait de ce malo Oroqen et dès lors, il est permis de penser que celui de jeongji, signifiant cuisine, y est aussi lié d’une certaine manière, d’autant que la province de Heilongjiang se trouvait naguère sur le territoire de Goguryeo, ce qui semblerait corroborer l’hypothèse d’une telle origine.
Dans la langue chinoise, le vocable « chu » signifiant « cuisine » désignait à l’origine un récipient destiné aux légumes en saumure, puis son acception a évolué vers celle d’une pièce où étaient réalisées les préparations culinaires, les mots churen et paoren se traduisant littéralement par « personne de la cuisine ».
Les Japonais appellent quant à eux leurs cuisines daidokoro ou katte, l’étymologie figurant dans les dictionnaires indiquant qu’à l’ère Heian, le premier se rapportait à un récipient alimentaire pourvu d’un pied qui était en usage au palais royal et dans les demeures aristocratiques. Le second vocable désignait à l’origine la main droite au tir à l’arc, puis il a pris le sens de « subsistance », la main droite étant considérée plus habile que la gauche, et enfin celui de « cuisine » qui est aujourd’hui le sien.
Un séjour divin
Dans la Chronique des Trois Royaumes évoquée plus haut, on relève la phrase suivante : « Les dieux de la Terre sont vénérés de différentes manières, mais tous résident au-dessus du foyer, à l’ouest de la porte ». Ces divinités sont au nombre de deux, l’une faisant l’objet d’un culte d’une part à Séoul et dans les provinces de Chungcheong et de Gyeongsang, et l’autre, qui est celle du feu, sur l’île de Jeju et dans les provinces de Chungcheong et Jeolla. La première, qui règne sur la cuisine et se nomme Jowang, est personnifiée par une femme en raison de la destination jugée féminine de cette pièce. Quant au nom de Hwadeok porté par la seconde, il reflète certainement mieux l’âme coréenne, par la désignation concrète de ce foyer que l’on utilise quotidiennement, plutôt que de celui de Jowang, qui recouvre une notion assez abstraite.
La divinité est matérialisée par un bol d’eau posé soit à l’arrière du bord plat du fourneau, côté mur, soit derrière cette marmite qui trône dans toutes les cuisines. La maîtresse de maison en verse chaque matin une partie sur le bord plat du fourneau et dans le foyer, ainsi que sur le couvercle de la marmite et dans la cruche à eau, puis elle renouvelle l’eau du récipient avec celle qu’elle vient de tirer du puits avant de prier pour la santé et le bonheur des siens.
Dans les cuisines de l’île de Jeju, où le fourneau n’était pas pourvu de bords plats, c’étaient des petites pierres sur lesquelles on faisait chauffer les marmites qui symbolisaient les dieux de la cuisine. Ces pierres étaient en général au nombre de trois et il existait autant de divinités que désignait collectivement le nom de Samdeok, mais auxquelles étaient consacrées individuellement les offrandes.
La cuisine était le plus souvent aménagée à l’ouest de l’entrée principale d’une maison orientée au sud pour la protéger des vents d’ouest venant de Sibérie. Le fourneau était construit contre le mur de séparation avec les chambres afin qu’il assure aussi leur chauffage pendant la cuisson des aliments. Le bois qui lui était destiné s’empilait en face.
Lors d’un déménagement, il fallait aussi faire suivre ces dieux de la cuisine pour que les bonnes fortunes qu’ils avaient dispensées dans l’ancien logement se poursuivent dans le nouveau. Les tribus des provinces chinoises de Sichuan, Yunnam et Guizhou observaient des coutumes analogues.
En Corée, l’eau représente le plus souvent cette bienveillante déesse de la cuisine qui non seulement préserve des malheurs et favorise les bonnes fortunes, mais règne aussi sur les naissances et le début de la vie, tout en empêchant la survenue d’incendies, tel un ange gardien veillant sur les hommes.
Les Chinois ont en revanche l’habitude de peindre l’effigie de leur dieu sur un papier artisanal qui peut s’acheter sur au marché, voire se fabriquer à la maison, mais ils le représententaussiparfois sur des tablettes votives composées de papier sur bois. En Corée, les moines des principaux temples accrochent une grande image de la déesse dans la cuisine et, quand le riz est prêt, ils récitent le Sutra du coeur, deux pratiques qui auraient été adoptées sous l’influence du bouddhisme chinois. La tradition chinoise veut que la déesse de la cuisine soit une servante, et donc une femme, comme en Corée, que l’Empereur de Jade fit descendre des cieux pour surveiller les affaires humaines. Dans le nord-est du Japon, le dieu de la cuisine, aussi dit « dieu du foyer », est représenté sous un masque de bois à l’ féroce.
Les croyances prêtent à cette divinité l’habitude de descendre sur Terre quand vient le dernier jour de l’année, après quoi elle surveille les différentes habitations afin de rendre compte de ses observations à l’empereur du Ciel. Celui-ci distribuera en conséquence ses bonnes fortunes aux familles qui ont cultivé leurs vertus et châtiera au contraire celles qui sont coupables de méfaits. Quand arrivait la fin de l’année, autrefois, on enduisait les bords plats du fourneau de résidus de tire ou de la lie qui était issue du brassage de l’alcool sur ce même fourneau, afin que celui-ci modère ses flammes, puisqu’il symboli sait la bouche. Lors de ces prières, on ne manquait pas de solliciter aussi les faveurs de la déesse de la cuisine en lui offrant gâteaux de riz ou fruits, voire en mettant à sa disposition un cheval qui la ramènerait.
Dans toutes les maisons chinoises, à quelques différences régionales près, les chambres étant chauffées par des braseros, les fourneaux de cuisine ne se situaient pas nécessairement au plus près des autres pièces. La cuisine occupait souvent une construction dissociée du reste de la maison. Une implantation de ce type allait être introduite en Corée sous le nom de banbitgan.
Cheminées et fourneaux coréens au Japon
Dans son livre intitulé Histoire des ustensiles de cuisine, le concepteur industriel japonais Kenji Ekuan (1929-2015) écrivait : « On a peine à croire que les kamado [fourneaux] n’existaient pas au Japon jusqu’à leur introduction depuis la Corée... Outre qu’ils assurent une meilleure combustion, ces fourneaux ont permis de supprimer la fumée que devaient supporter les gens ». On entend aussi employer à leur propos les termes « kan kamado » ou « kara kamado », qui signifient tous deux « kamado coréen » et certains sanctuaires leur vouent aujourd’hui encore un culte.Ces premiers fourneaux qui apparaissaient au Japon entraînèrent aussi les marmites dans leur sillage et un lettré de l’ère Edo dénommé Hakyuseki Arai (1657-1725) fit la remarque suivante : « Dans l’ancien temps, le mot « kama » désignait un fourneau, puis ce sens allait aussi recouvrir celui de « marmite ». Il provient du dialecte coréen et il est encore en usage à Joseon pour désigner ce récipient ».
Ce terme de « kama » était plus exactement originaire du nord de la péninsule dans son acception de fourneau, lequel portait ailleurs le nom de buttumak. Dans son édition de 1990, le Dictionnaire Iwanami d’ancien japonais précise que ce premier vocable « vient du mot coréen « kama [gama] ». Son apparition est liée à la construction dans le nord-est du Japon de maisons s’inspirant de celles de la province de Hamgyeong.
On imagine aisément la dévotion que suscitèrent dans ce pays les kama coréennes si l’on sait que ces marmites représentant la déesse de la cuisine font encore l’objet d’un culte au sanctuaire de Karakama situé à Izumo, une ville de la préfecture de Shimane.
Leur arrivée au Japon s’est aussi accompagnée de celle des cheminées, comme le suggérait en 1906 ce passage d’un article de Kaoru Nakata (1877-1967) intitulé Étude comparée des Coréens et des Japonais : « Aujourd’hui, le fourneau est appelé « kudo », ce qui témoigne d’une évolution du sens de ce mot, qui était auparavant « cheminée ». Son équivalent coréen est « gulttuk ». L’analogie qui existe entre eux remonte à des temps anciens ».
Au sanctuaire de Kudo situé à Nara, c’est un ressortissant de Baekje qui incarne le dieu suprême, tandis qu’une marmite représente le dieu de la terre. L’inscription qui recouvre les parois de ce récipient et selon laquelle celui-ci a été : « consacré au huitième mois de l’année de fondation de l’ère Keian [1648] », laisse penser que l’on venait de le remplacer.
Au Japon, on cuisinait autrefois sur un brasero surmontant un fourneau que désignait le terme « kamado » issu du mot coréen « buttumak ». Il suscitait un tel engouement qu’il donna lieu à un véritable culte voué au dieu de la cuisine symbolisé par la marmite, ce qui est aujourd’hui encore le cas dans certains sanctuaires.
Les districts voisins de Heigun et d’Ikoma accueillaient autrefois une population de ressortissants du royaume de Baekje. Dans un article qu’il a fait paraître en 2007, le professeur Hong Yun-gi, qui enseigne la civilisation coréenne à l’Université des sciences du cerveau, citait les propos suivants de Konan Naito (1866-1934), un historien spécialiste de l’histoire d’Asie : « ...le dieu de Kudo est le roi Gutae [Daeso], ancêtre du roi Seongmyeong [roi Seong] de Baekje ».
Sur le dessin d’un arbre qui représenterait l’histoire des cuisines d’Extrême-Orient, la Chine correspondrait aux racines, la Corée au tronc et le Japon aux branches. La diversité de ces trois pays en la matière est le reflet de l’âme de leurs peuples et, de même que les fleurs s’épanouissent sur les branches, la tradition extrême-orientale des cuisines anciennes a trouvé son apogée au Japon.